Un régime alimentaire sain – un privilège des riches ?
Les carences en fer, en zinc, en vitamine A et en autres micronutriments peuvent avoir de graves conséquences pour la santé des enfants et des adultes. On estime qu’à l’échelle de la planète, plus de deux milliards de personnes souffrent de carences en micronutriments – ce qu’on appelle la faim invisible, car même des carences légères ou modérées sans symptômes visibles peuvent être néfastes.
Les risques de faim invisible sont élevés chez les jeunes enfants et les femmes enceintes qui ont un besoin relativement plus élevé de micronutriments. Le rapport du Lancet publié en 2008 estimait que plus d’un million d’enfants meurent annuellement de carences en micronutriments. Une alimentation variée riche en fruits, en légumes, en légumineuses et en produits d’origine animale (viande, volaille, poisson, œufs et produits laitiers) est le meilleur antidote contre la faim invisible.
Qu’est-ce qui définit un régime alimentaire sain et varié ?
Mais une alimentation saine et variée est-elle à la portée de tout le monde ? Il n’est pas facile de répondre à cette question pour la bonne raison qu’il n’existe pas d’accord universel sur ce qui définit une alimentation saine et variée. Des études antérieures réalisées dans ce domaine ont mis l’accent sur les pays à revenus élevés et ont souvent assimilé une alimentation saine à l’alimentation de la région méditerranéenne en se basant sur le fait que l’espérance de vie moyenne est plus élevée dans cette région qu’ailleurs.
Une autre partie de ces travaux définissait une alimentation saine en se basant sur les recommandations diététiques basées sur l’approche alimentaire nationale, qui donnent des conseils sur les apports recommandés de différents groupes d’aliments tenant compte des habitudes alimentaires locales et de la disponibilité des aliments.
Malheureusement, aucune de ces approches ne convient pour étudier cette question dans de nombreux pays à revenus faibles et moyens où vit la majeure partie des pauvres de la planète. Premièrement, le régime méditerranéen ne correspond pas aux habitudes et préférences alimentaires de l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine. Deuxièmement, dans ces régions, seule une poignée de pays ont élaboré leurs propres lignes directrices diététiques basées sur l’approche alimentaire.
À cet égard, un pas important a été franchi avec la formulation d’un régime de santé planétaire par la Commission EAT-Lancet au début de 2019. Il a été demandé à cette commission de définir un ensemble de régimes qui limitent les risques de maladies liées à l’alimentation et minimisent les dommages causés à l’environnement par nos choix alimentaires. La Commission a alors proposé le premier régime mondial de référence, qui est suffisamment souple pour s’adapter à la plupart des traditions alimentaires du monde.
Le tableau indique les plages d’apports recommandés par la Commission, pour les principaux groupes d’aliments, pour un adulte consommant 2 503 calories/jour. Comme la plupart des lignes directrices alimentaires nationales, la Commission a proposé de consommer une gamme variée de produits frais ou légèrement transformés, et à limiter les viandes rouges, les produits sucrés, ainsi que les graisses et les huiles saturées.
De nombreux experts continuent de débattre des mérites scientifiques du régime EAT-Lancet, mais le régime de référence a ouvert de nouvelles voies d’exploration de la question d’abordabilité. Dans une récente étude publiée dans The Lancet Global Health, nous avons calculé le moyen le moins coûteux de se conformer aux recommandations d’apport alimentaire dans le régime de référence dans 159 pays qui, à eux tous, représentent 95 pour cent de la population mondiale. En nous basant sur les données de prix de détail normalisé collectées dans le cadre du Programme international de comparaison, nous avons calculé que pour le pays médian, le coût du régime de référence EAT-Lancet était de 2,89 dollars internationaux sur la base des taux de parité du pouvoir d’achat 2011.
Cela peut paraître peu, mais c’est quand même plus que 50 pour cent supérieur au seuil international de pauvreté fixé à 1,90 dollar par la Banque mondiale. Le coût réel a des chances d’être plus élevé car ces estimations ne tiennent pas compte des coûts associés à l’acquisition et la préparation des aliments – activités ménagères souvent assurées par les femmes.
En comparant les coûts quotidiens estimés aux revenus disponibles, nous avons calculé que, sur la planète, près de 1,6 milliard de personnes ne peuvent pas se permettre un tel régime alimentaire (voir le tableau). En Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, les deux régions accueillant la majeure partie des populations pauvres et sous-alimentées du monde, le coût estimé dépassait respectivement de 57 pour cent et 38 pour cent les revenus disponibles de la population.
Il ne suffit pas de faire en sorte qu’une alimentation saine soit abordable
Il ressort de notre étude que les pauvres du monde entier n’ont pas les moyens d’avoir une alimentation saine et variée – constat qui a été confirmé par un certain nombre d’études spécifiques aux pays en Afrique et en Asie. Alors, que peut-on faire ?
Premièrement, les grandes disparités d’abordabilité constatées sont le plus souvent dues à la répartition très inégale des revenus à l’échelle mondiale. Par conséquent, il est nécessaire d’augmenter les revenus des pauvres pour améliorer leur alimentation. Des transferts de revenus ciblés sous forme d’espèces, de produits alimentaires ou de bons peuvent améliorer les régimes alimentaires dans les régions dotées de ressources insuffisantes s’ils sont associés à des stratégies efficaces de communication nutritionnelle encourageant les ménages à consacrer une part plus importante de leur budget alimentaire à l’achat de produits nutritifs. Une stratégie à plus long terme suppose des investissements dans les secteurs économiques encourageant la création d’emplois et la croissance inclusive des revenus.
Deuxièmement, il est également possible de réduire le prix des produits nutritionnels. Les fruits frais, de nombreux légumes et les aliments sains d’origine animale tels que le lait, les œufs et le poisson sont souvent très chers, surtout lorsqu’on les compare aux céréales et aux tubercules riches en calories mais pauvres en micronutriments. Dans les pays pauvres, le prix élevé de ces aliments nutritionnels tient au faible niveau de productivité des exploitations et à l’inefficacité de la phase post-récolte (stockage, transport et transformation). Il est également possible de concevoir des politiques fiscales pro-nutritionnelles qui favorisent les aliments sains et taxent ceux qui ne le sont pas.
Enfin, il ne suffira sans doute pas de faire en sorte que les produits alimentaires sains soient abordables. Dans les pays à revenus moyens et élevés, un nombre croissant de personnes consomment des quantités excessives de glucides raffinés, d’acides gras saturés, de sucre et de sel – autant d’ingrédients qui augmentent le risque d’obésité, de maladies cardiovasculaires et de divers types de cancer. C’est avec inquiétude que nous commençons à voir des tendances alimentaires malsaines similaires apparaître chez les consommateurs disposant d’un pouvoir d’achat élevé dans les pays à faibles revenus. Il faut donc plus d’investissements dans l’éducation nutritionnelle et une réglementation plus rigoureuse de la commercialisation des produits alimentaires, de manière à mieux sensibiliser les consommateurs aux implications de leurs choix alimentaires pour la santé.
Un monde sans faim invisible, c’est possible, mais cela nécessite un engagement planétaire – et beaucoup de travail.
Kalle Hirvonen est directeur de recherche à l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI), en poste à Addis-Abeba, Éthiopie. Cet article s’appuie sur des travaux réalisés en coopération avec Yan Bai (université Tufts /États-Unis), Derek Headey (IFPRI) et William A. Masters (université Tufts).
Contact : k.hirvonen@cgiar.org
Références (en anglais)
Black, RE, LH Allen, ZA Bhutta, LE Caulfield, M de Onis, M Ezzati, C Mathers, and J Rivera. 2008. "Maternal and Child Undernutrition Study Group: Maternal and child undernutrition 1-maternal and child undernutrition: global and regional exposures and health consequences." The Lancet 371:243-260.
Hirvonen, Kalle, Yan Bai, Derek Headey, and William A Masters. 2020. "Affordability of the EAT–Lancet reference diet: a global analysis." The Lancet Global Health 8 (1):e59-e66.
Rao, Mayuree, Ashkan Afshin, Gitanjali Singh, and Dariush Mozaffarian. 2013. "Do healthier foods and diet patterns cost more than less healthy options? A systematic review and meta-analysis." BMJ open 3 (12):e004277.
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