La demande mondiale d’espèces marines carnivores élevées, par exemple le saumon et la langoustine, croît rapidement. La demande connexe de farine et d’huile de poisson constitue une menace pour la sécurité nutritionnelle et les moyens d’existence des communautés de pêcheurs ouest-africains.
Photo: Jörg Böthling

Plus d’aquaculture pour nourrir le monde ? Pas aux dépens des communautés de pêcheurs africain

Aujourd’hui, l’aquaculture nourrit plus de personnes que la pêche de capture, et la tendance est à la hausse. La demande connexe de farine et d’huile de poisson, essentiellement portée par la Chine, est de plus en plus couverte par la pêche ouest-africaine. Il est toutefois un peu trop facile de faire porter le blâme de la menace qui pèse sur les réserves halieutiques de la région uniquement sur l’appétit de la Chine pour les produits de la mer. L’auteure explique le contexte dans toute sa complexité et demande une action responsable – et pas seulement d’ordre politique.

Lors d’une réunion co-organisée, fin septembre, par l’Union européenne et l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a déclaré que sa vision de la transformation des systèmes alimentaires aquatiques était axée sur l’idée de nourrir le monde grâce à l’expansion de l’aquaculture : « l’objectif est d’obtenir une croissance de 30 à 45 pour cent de l’aquaculture d’ici à 2030, avec une production durable d’aliments de qualité ». Ce secteur a déjà été florissant au cours des dernières décennies et, en 2018, sur un marché essentiellement tiré par la Chine, l’aquaculture assurait déjà 46 pour cent de la production mondiale de poisson, contre 25,7 pour cent en 2000.

Et la tendance se poursuit, l’aquaculture produisant aujourd’hui, pour la consommation humaine, plus de poisson et d’algues que la pêche de capture. Mais il y a un hic : les espèces marines carnivores d’élevage, telles que le saumon ou la crevette (langoustine), très consommées dans les pays industrialisés, sont élevées à la farine et à l’huile de poisson (voir encadré) produites à partir de petits poissons gras sauvages, les petites espèces pélagiques, et notamment la sardinelle ouest-africaine, qui est traditionnellement consommée fraîche ou transformée de manière artisanale par les populations locales.

Dans le monde, environ un tiers de la farine de poisson est utilisée par le secteur agricole pour l’alimentation de porcs et de poulets dans des élevages industriels. Toutefois, l’aquaculture est devenue le principal utilisateur des produits de la « pêche de réduction » (qui fournit du poisson pour la production de farine et d’huile de poisson plutôt que pour la consommation humaine directe) au début des années 2000. En 2016, 69 pour cent de la production de farine de poisson et 75 pour cent de la production d’huile de poisson étaient destinés à la pisciculture (chiffres de la FAO).

La FAO prédit également que les principaux pays producteurs, tels que la Chine, devraient « poursuivre la transition de la pisciculture extensive à la pisciculture intensive » au cours de la prochaine décennie. L’intensification de la pisciculture, notamment d’espèces carnivores, accentue la pression exercée sur les petites espèces pélagiques, mettant ainsi en péril l’avenir des communautés de pêcheurs africains dont les moyens d’existence dépendent de la sardinelle depuis des siècles. Elle prive également les populations ouest-africaines d’une source de protéines saine, abordable et riche en nutriments. En une phrase, le poisson des gens riches mange le poisson des gens pauvres.

La mortalité de la sardinelle par pêche augmente progressivement

En Mauritanie et au Sénégal, la sardinelle est la plus importante espèce de petits poissons pélagiques pour la nutrition des populations locales. Traditionnellement, elle fait l’objet d’une pêche artisanale. En 2018, face à la diminution des captures de sardinelle, des organisations de pêcheurs sénégalais ont tiré la sonnette d’alarme. Les données recueillies par les chercheurs au cours des 20 dernières années montrent que la mortalité de la sardinelle par pêche augmente progressivement.

Entre 2000 et 2013, le problème était dû à l’exploitation de la sardinelle par des chalutiers-usines étrangers, notamment en Mauritanie, à destination de marchés en Russie et en Europe de l’Est, mais également en Afrique de l’Ouest (Nigeria, Côte-d’Ivoire, etc.). Toutefois, après 2012, ces bateaux ont été remplacés par des bateaux pêchant pour l’industrie de la farine de poisson, en Mauritanie, mais aussi au Sénégal et en Gambie. Dans la région, les usines de fabrication de farine de poisson sont alimentées par des navires industriels, mais aussi par quelques pêcheurs artisanaux.

Alors qu’avant, les volumes de capture des flottes artisanales étaient limités par la demande du marché pour la consommation humaine, cette limitation n’existe plus. Les usines qui produisent de la farine de poisson peuvent absorber de grandes quantités de poisson, ce qui incite les pêcheurs artisanaux à redoubler d’effort. Les usines de farine de poisson mauritaniennes ont même fait venir une flotte complètement nouvelle de senneurs turcs à senne coulissante pour les alimenter en poisson.

Les pêcheurs sénégalais de Casamance débarquent maintenant leurs captures dans des usines de farine de poisson en Gambie. Parfois, les volumes débarqués sont si importants que les usines ne peuvent les absorber. En conséquence, des quantités considérables de sardinelles doivent être jetées à la mer ou sur terre. Les activités de transformation du poisson par les femmes sont menacées en raison de la concurrence des usines de farine de poisson qui achètent la totalité de la production de sardinelles.

Cet afflux est dû à la demande mondiale de farine et d’huile de poisson (fishmeal and fishoil – FMFO). La Chine est le principal marché pour ces produits originaires d’Afrique de l’Ouest. Mais des pays tels que la Norvège, où la farine de poisson est utilisée pour l’alimentation des saumons, et la France, où l’huile de poisson est utilisée pour produire des suppléments alimentaires riches en Omega 3, jouent également un rôle, comme on le verra plus loin.

En juillet 2021, la Coalition pour des accords de pêche équitables (CAPE) a examiné un rapport de Greenpeace et de la Changing Markets Foundation intitulé Feeding a Monster: How European aquaculture and animal feed industries are stealing food from West African communities pour mettre en lumière ses implications pour l’Union européenne. Le rapport attirait l’attention sur le fait que, « tous les ans, plus d’un demi-million de tonnes de poisson frais qui pourrait nourrir des millions de personnes en Afrique de l’Ouest sont détournées pour produire de la farine et de l’huile de poisson destinées à l’alimentation des animaux dans des installations d’aquaculture et d’agriculture industrielles ».

Manque de transparence dans le commerce de la farine et de l’huile de poisson

La production de farine et d’huile de poisson en Afrique de l’Ouest manque de transparence. Il est pratiquement impossible de savoir exactement quelle quantité de poisson est utilisée pour produire quelle quantité de farine et d’huile de poisson, et de suivre la trace d’un lot particulier jusqu’à sa destination finale. En ce qui concerne la transparence et la traçabilité du poisson d’élevage nourri à la farine et l’huile de poisson, il y a une belle marge d’amélioration, y compris dans l’UE où, aujourd’hui, il est impossible de savoir si le saumon d’élevage vendu dans votre supermarché a été nourri avec de la farine de poisson venant d’Afrique de l’Ouest, ou même si cette farine de poisson est d’origine légale. De fait, la réglementation européenne de lutte contre la pêche illicite, qui inclut la délivrance d’un certificat de capture permettant de savoir si le poisson que nous mangeons provient d’activités légales, ne couvre pas le poisson d’élevage.

La production mondiale de farine et d’huile de poisson est dominée par quelques grandes sociétés dont trois sont norvégiennes – Cargill Aqua Nutrition/EWOS, Skretting et Mowi – et une est danoise, BioMar. Le rapport de Greenpeace / Changing Markets souligne que des distributeurs bien connus dans toute l’Europe s’approvisionnent en poisson d’élevage (tel que le saumon) auprès d’entreprises liées, par une chaîne d’approvisionnement, aux quatre grandes sociétés de nourriture pour poisson qui participent au commerce des farines et des huiles de poisson provenant d’Afrique de l’Ouest.

La Norvège abrite des entreprises d’élevage intensif du saumon et est la principale source d’importation de saumon d’élevage dans l’Union européenne. Au cours des dernières décennies, des ONG telles que Green Warriors of Norway, Greenpeace ou Compassion in World Farming ont dénoncé les conséquences catastrophiques de ce commerce. Le saumon d’élevage intensif est nourrit avec des produits transformés comprenant une part importante de farine et d’huile de poisson et est traité avec des médicaments destinés à lutter contre les maladies et les parasites tels que le pou de mer, qui mange littéralement le saumon vivant. Leurs enclos sont installés dans les eaux côtières et des milliers de tonnes de déchets (pesticides, excréments de poissons et résidus alimentaires) se répandent dans le milieu environnant.

Le pou de mer qui prolifère dans les enclos des saumons d’élevage est également un fléau pour le saumon sauvage passant à proximité des exploitations piscicoles. Le fait que certains élevages de saumon norvégiens utilisent de la farine et de l’huile de poisson provenant d’Afrique de l’Ouest ne fait qu’ajouter à la non-durabilité sociale et environnementale de l’opération.

Si l’UE importe relativement peu de farine de poisson, il en va tout autrement de l’huile de poisson. La France, notamment, est un important marché pour l’huile de poisson produite en Afrique de l’Ouest. Le rapport de Greenpeace / Changing Markets rappelle qu’en 2019, plus de 70 pour cent des 35 000 tonnes d’huile de poisson produite par la Mauritanie étaient destinées à l’UE, la France étant le premier pays importateur (60 pour cent des importations de l’UE depuis la Mauritanie), devant le Danemark. La principale entreprise importatrice française est Olvea, fournisseur d’huiles végétales et de poisson pour la consommation humaine et l’alimentation animale. La France joue par conséquent un rôle clé, en tant que « marché final » de l’huile de poisson originaire d’Afrique de l’Ouest, qui prive des millions d’Ouest-africains d’accès à cette ressource essentielle riche en acides gras et en vitamines.

« Le poisson des gens riches mange le poisson des gens pauvres »

Des entreprises européennes produisent également de la farine et de l’huile de poisson en Afrique de l’Ouest. C’est notamment le cas de l’entreprise espagnole Barna, qui s’est installée à Cayar (Sénégal) et dont la présence est désastreuse pour les communautés côtières. De nombreux pêcheurs de Cayar sont opposés à l’usine car ils considèrent qu’elle va précipiter la destruction des faibles ressources pélagiques. Les conséquences environnementales désastreuses de la décharge des eaux usées et de la puanteur se dégageant de l’usine depuis le début de la production (et qui a donné lieu à l’apparition de nombreuses infections respiratoires dans la région) sont une autre raison de la colère de la population.   

Un vent de changement prometteur

Un vent de changement pourrait toutefois se lever dans l’UE : les « Orientations stratégiques pour une aquaculture plus durable et compétitive dans l’Union européenne pour la période 2021–2030 », adoptées depuis peu, encouragent une « aquaculture à faible incidence (par exemple une aquaculture à bas niveau trophique, multitrophique et biologique) ». Récemment, Charlina Vitcheva, directrice générale de la Commission européenne pour les affaires maritimes et la pêche, a fait valoir que « la demande accrue d’aliments destinés aux animaux d’aquaculture ne doit pas priver les communautés locales de leur sécurité alimentaire et de leurs moyens d’existence ». Le Pacte vert pour l’Europe et la stratégie « de la ferme à la table » de l’Union européenne nous donnent l’occasion de réclamer plus de transparence sur les chaînes de valeur piscicoles et de nous assurer que nos systèmes alimentaires contribuent à assurer la durabilité environnementale, la réduction de la pauvreté alimentaire et l’habilitation des communautés.

Pour leur part, les communautés de pêcheurs artisanaux ouest-africains, avec l’appui d’ONG telles que Changing Markets, ou CAPE, demandent à leurs gouvernements d’agir dès maintenant : la production de farine et d’huile de poisson à partir de poissons propres à la consommation humaine doit être interdite dans toute l’Afrique de l’Ouest, et l’aquaculture intensive d’espèces marines carnivores, ainsi que la consommation de ces produits, doit progressivement disparaître.

Pour le moment, dans l’Union européenne, compte tenu des volumes croissants de fruits de mer carnivores d’élevage (importés), notamment de saumons et de langoustines, consommés par les Européens, cela peut sonner comme un vœu pieux. S’ils souhaitent aider les communautés de pêcheurs en Afrique de l’Ouest, les consommateurs ont également la responsabilité d’agir : ils doivent cesser de consommer du saumon et de la langoustine faisant l’objet d’un élevage intensif !

Béatrice Gorez est porte-parole et coordinatrice des activités de la Coalition pour des accords de pêche équitables (CAPE) depuis 1994. La CAPE est une plateforme d’ONG basées dans l’UE et d’organisations de pêcheurs artisanaux africains, qui documente les relations UE-Afrique ayant une incidence sur les communautés de pêcheurs africains, et communique les points de vue de ces communautés aux institutions de l’Union européenne.
Contact: cffa.cape@gmail.com


Réferences et plus d'informations:

Ad Corten (2018): Round sardinella, key for food security in West Africa, is further declining.

https://www.cffacape.org/publications-blog/2018/10/15/2018-10-15-round-sardinella-key-for-food-security-in-west-africa-is-further-declining

FAO (2020): The State of World Fisheries and Aquaculture 2020. In brief. Sustainability in action. Rome.

http://www.fao.org/3/ca9229en/ca9229en.pdf

Gorez, Béatrice (2021): The EU: “The increased demand for feed for aquaculture should not deprive local communities of nutrition security and livelihoods”. https://www.cffacape.org/news-blog/the-eu-the-increased-demand-for-feed-for-aquaculture-should-not-deprive-local-communities-of-nutrition-security-and-livelihoods.

Gorez, Béatriz (2021): Mauritania: A 40-metre seiner authorised to fish on the borders of the Banc d'Arguin. https://www.cffacape.org/publications-blog/mauritania-a-40-metre-seiner-authorised-to-fish-at-the-gates-of-the-banc-darguin

Gorez, Béatriz (2021): The rich man's fish feeds on the poor man's sardinella. https://www.cffacape.org/publications-blog/the-rich-mans-fish-feeds-on-the-poor-mans-sardinella

Jakobsen, Siw Ellen (2021): How healthy and climate friendly is Norwegian farmed salmon?

https://sciencenorway.no/fish-farming-food-safety-health/how-healthy-and-climate-friendly-is-norwegian-farmed-salmon/1829710

Commentaires sur les nouvelles

Ajoutez un commentaire

×

Le nom est requis!

Indiquez un nom valide

Une adresse e-mail valide est requise!

Indiquez une adresse email valide

Un commentaire est requis!

Google Captcha est obligatoire!

Vous avez atteint la limite de commentaires !

* Ces champs sont obligatoires.

Soyez le premier à faire un commentaire