Ces petits ateliers de réparation sont un exemple typique des petites entreprises familiales non agricoles.
Photo : Jörg Böthling

Les entreprises familiales informelles en Afrique subsaharienne – des moyens de subsistance favorisant la transformation rurale

Dans leur volonté de « formaliser » le secteur informel, de nombreux gouvernements nationaux et locaux aimeraient voir les entreprises familiales informelles disparaître des espaces publics. Cependant, l’auteure estime qu'une telle évolution serait désastreuse et appelle à des politiques favorables au secteur informel.

Les entreprises familiales non agricoles informelles sont un élément essentiel de la transformation rurale et de la réduction de la pauvreté. Au niveau des ménages, elles constituent une source de revenus en basse saison ou tout au long de l'année, parallèlement au développement des économies rurales agricoles et non agricoles. Au niveau des communautés, des villes et des agglomérations, elles constituent un élément dynamique de l'économie, en contribuant à la croissance économique et en augmentant les revenus. Bien que l'histoire du développement économique suggère qu'elles perdent de leur importance à mesure que l'agriculture et les secteurs non agricoles se modernisent et se commercialisent et que les pays atteignent des niveaux de revenus plus élevés, les entreprises familiales sont économiquement et socialement importantes pendant les phases clés de la transformation.

Qu’est-ce qu’une entreprise familiale non agricole traditionnelle ?  

Selon les définitions statistiques de l'Organisation internationale du travail et de l'ONU, le secteur informel est un groupe d'unités de production qui font partie du secteur des ménages en tant qu'entreprises familiales ou entreprises non constituées en sociétés et appartenant à un ménage. Les points clés de cette définition sont les suivants : ­

  • taille : petite entreprise, travail indépendant ou entreprise comptant moins de cinq travailleurs qui sont des membres du ménage ou des travailleurs occasionnels ;
  • généralement non enregistrée en vertu de la législation nationale (souvent, cette dernière n’oblige pas ces entreprises à s’enregistrer) ; et ­
  • non-séparation entre les biens et les finances du ménage et de l’entreprise.

Les entreprises familiales sont courantes en Afrique rurale et urbaine. En termes d'heures travaillées, elles représentent 40 pour cent du total des heures déclarées, soit plus que l'emploi salarié ou l'activité agricole. Dans les zones rurales, elles représentent autant d'heures que le travail à la ferme. Environ 40 à 50 pour cent des ménages ruraux ont une entreprise familiale, et l'entreprise familiale est le principal moyen de subsistance d’environ 40 pour cent des propriétaires ruraux.

La majorité des entreprises familiales se trouvent dans le secteur du commerce de détail, de la production à petite échelle (par exemple, le pressage de graines oléagineuses ou la fabrication de meubles) ou de la prestation de services (par exemple, la coupe de cheveux ou les réparations). Les entreprises familiales opèrent dans la rue, sur un marché ou à domicile. En Afrique, presque toutes les entreprises familiales vendent leurs produits et services à des ménages ou des particuliers, pas à d'autres entreprises.

À mesure que les pays se développent, les entreprises familiales sont moins courantes et les emplois salariés (formels et informels) dans les entreprises modernes sont plus fréquents. Dans les pays d’Asie à faible et moyen revenu, les entreprises familiales représentent 26 % des heures de travail déclarées, en Amérique latine seulement 20 % (voir figure).

Pourquoi existent-elles ?

Divers facteurs expliquent l’existence et la croissance des entreprises familiales dans les zones rurales. ­

  • Avec l'augmentation des revenus agricoles, la demande des ménages augmente pour toute une série de biens et de services non agricoles que les entreprises familiales sont prêtes à fournir. ­
  • Les services offerts par les entreprises familiales sont pratiques et peu coûteux. Ils sont fournis au domicile du propriétaire, souvent en dehors des heures de travail agricole, et en petites quantités (par exemple une cigarette), à un prix abordable pour les ménages pauvres disposant de peu d'argent. ­
  • Les entreprises familiales améliorent les revenus des ménages – de 10 à 60 pour cent, selon le pays, le secteur, l’échelle des activités et le lieu. ­
  • Les ménages ont peu d'autres possibilités de diversifier leurs sources de revenus dans les zones rurales, car les emplois salariés non agricoles sont rares et souvent mal payés.

Même dans les zones urbaines d'Afrique, il n'y a pas assez d'emplois rémunérés pour ceux qui ont le niveau d'éducation et de qualification requis. Actuellement, les entreprises familiales africaines représentent autant d'heures de travail déclarées dans les zones urbaines que les emplois salariés (occasionnels ou formels).

Opportunités et contraintes

Dans les zones rurales, les entreprises familiales offrent non seulement la possibilité de réduire le sous-emploi saisonnier et d'augmenter les revenus, mais elles offrent également la possibilité d’utiliser un capital humain sous-utilisé. En dehors de quelques emplois dans le secteur public (enseignants, travailleurs de la santé ou vulgarisation et soutien agricoles), l'Afrique rurale offre peu de possibilités d'utiliser l'enseignement secondaire, même si l'accès à ce niveau d'éducation se généralise. Dans les entreprises familiales rurales, les retombées d'un enseignement primaire complet ou d’études secondaires, même tronquées,  sont en moyenne importantes. Les entreprises familiales offrent également aux femmes la possibilité d'avoir une source de revenus indépendante, car ces revenus sont plus difficiles à obtenir pour les membres masculins de la famille.

En Afrique, l'emploi dans le secteur des entreprises familiales augmente presque entièrement grâce à la création de nouvelles entreprises par les ménages. Quatre-vingt-dix pour cent des entreprises familiales africaines ne comptent, dans leur personnel, que des membres de la famille. Quatre-vingt-quinze pour cent ne créent jamais d’emplois pendant leur durée de vie. Autrement dit, il ne s'agit pas d’entreprises axées sur la croissance (« gazelles ») ; tel n'est pas le modèle économique des entreprises familiales. Ces dernières offrent certes des possibilités d'augmenter les revenus et la consommation des ménages, mais elles n'en constituent pas moins un moyen de subsistance précaire.

Dans les zones rurales et urbaines, la demande pour les produits des entreprises familiales dépend des revenus des autres ménages. Cela signifie que tout choc économique – catastrophe naturelle, ralentissement économique, pandémie mondiale – frappe durement les revenus du secteur des entreprises familiales. Dans les communautés rurales, elles ne sont pas à l'abri des risques auxquels sont confrontés les revenus agricoles. Les chocs spécifiques aux ménages – tels que la maladie ou le décès – ont également un impact négatif sur les revenus des entreprises, et peuvent même causer leur perte.

Les entreprises familiales ont tendance à être sous-capitalisées et à utiliser des compétences limitées. Cela facilite leur création mais accroît également la concurrence, ce qui fait baisser les bénéfices. Trop petites et trop risquées pour le système bancaire formel, les entreprises familiales sont créées et survivent principalement grâce à des prêts ou des dons de la famille et des amis ; certaines obtiennent, auprès d'institutions de microfinancement (IMF), des prêts pour leur fonds de roulement ou de nouveaux investissements. Les propriétaires d’entreprises familiales, en particulier dans les zones urbaines, sont souvent victimes de harcèlement, de demandes de pots-de-vin, voire d'agressions de la part des fournisseurs, des passants ou de la police locale. Les administrations locales les ignorent souvent ou, pire encore, leur imposent des taxes ou des frais punitifs (souvent non déclarés dans les comptes locaux), ce qui met en péril leurs bénéfices et leur survie.

Politiques de soutien des revenus et des moyens de subsistance des entreprises familiales

Dans le passé, les économistes, les urbanistes et les décideurs politiques méprisaient les entreprises familiales dont ils disaient souvent qu’elles étaient le symptôme d'une politique de développement ratée. Dans de nombreux pays africains, ce préjugé persiste, en particulier dans les grandes villes, y compris la capitale, car les autorités locales et nationales cherchent à créer des « villes de classe mondiale ».

Dans cette optique, les capitales devraient avoir des trottoirs propres et vides ; pas de marchés ouverts, couverts ou nocturnes permettant aux entreprises familiales de vendre des produits, offrir des services et préparer et servir de la nourriture ; pas de petits bars créés à partir de conteneurs d'expédition, pas de motocyclettes, de vélos ou de pousse-pousse offrant des balades ; pas de ramasseurs de déchets informels, et pas de barbiers, de coiffeurs et de manucures non agréés travaillant à domicile. Les partisans de cette position veulent « nettoyer et assainir » le secteur informel. Ils préconisent souvent la « formalisation », un terme qui a plusieurs significations.

Il ne fait aucun doute que les entreprises informelles, si elles ne sont pas soutenues par des administrations locales favorables, peuvent créer des encombrements et des problèmes d'hygiène. Cependant, les efforts visant à contrôler, réduire ou éliminer ce secteur peuvent appauvrir les ménages qui possèdent et exploitent ces entreprises (ou qui veulent en créer une), car il n'y a tout simplement pas assez de possibilités de revenus alternatifs dans les pays à faibles et moyens revenus. Au lieu de cela, les administrations nationales et locales pourraient adopter des politiques et des programmes visant à soutenir la survie et la croissance de ce secteur, dans le cadre d'une vision et d'une stratégie de développement national.

Une telle stratégie de développement impliquerait de comprendre que la croissance et le développement économiques nécessitent la création d'un plus grand nombre d'entreprises modernes, plus productives et à forte intensité de main-d'œuvre, offrant de bons emplois, formels, rémunérés, mais tant qu'il n'y aura pas suffisamment de ces entreprises pour employer la majorité de la main-d'œuvre, « l'informel sera normal ». Cela impliquerait également de reconnaître les entreprises familiales pour ce qu'elles sont – et ne sont pas.

À quoi ressembleraient des politiques favorables aux entreprises du secteur informel ? Elles couvriraient principalement : ­

  • Le droit d'exister et de faire des affaires en leur nom propre, sans être constituées en société. ­
  • La mise à disposition d'espaces de travail adéquats pour différents types d’activités dans le cadre des plans d'urbanisme, en tenant compte des besoins des entreprises familiales en matière d'électricité, d'eau, d'assainissement et d'élimination des déchets solides ; le regroupement des infrastructures de marché et leur proximité avec la circulation piétonne (y compris les arrêts de bus et les stations de transport en commun, ainsi que dans le quartier central des affaires), et la mise à disposition d'un lieu sûr pour travailler et stocker les produits. ­
  • L'inclusion financière, en particulier l’utilisation d’un système d'argent mobile bon marché et fiable permettant aux propriétaires d’entreprises familiales  de ne pas avoir à transporter et stocker de l'argent liquide (un risque majeur pour les entreprises) et de pouvoir enregistrer les transactions, ce qui leur permettrait de bénéficier de prêts plus élevés ou à de meilleures conditions. ­
  • Un régime de licences et d'autorisations qui soit transparent, abordable compte tenu des marges bénéficiaires des entreprises familiales, et soutenu par une prestation de services publics fiables (par exemple, la protection policière sur les marchés).

Certains ont plaidé en faveur d'une formation accrue aux compétences commerciales pour les propriétaires d’entreprises familiales, mais ces programmes n'ont pratiquement pas réussi à augmenter les bénéfices de ces entreprises. Les approches visant à enseigner la négociation et d'autres « compétences non techniques » semblent avoir eu plus de succès, mais les études à ce sujet restent très limitées.

Certaines parties prenantes plaident en faveur de la « formalisation du secteur informel », en faisant valoir que les entreprises formelles (entreprises modernes, à plus forte intensité de capital) sont plus productives et versent des salaires plus élevés. Toutefois, cette prescription politique passe à côté d'un point essentiel. Si les propriétaires d'entreprises familiales connaissaient un modèle d'entreprise qui pourrait être aussi productif qu'une entreprise moderne employant 20 personnes ou plus (et s’ils avaient accès à des capitaux pour le mettre en œuvre), ils l'appliqueraient.

Le caractère informel des entreprises familiales (petite échelle, etc.) reflète le seul modèle commercial que leurs propriétaires peuvent mettre en œuvre. Ils n'ont pas les compétences de gestion nécessaires pour embaucher et gérer des travailleurs, organiser la production à grande échelle, adopter et adapter de nouvelles technologies, acheter des intrants, gérer les stocks et créer une nouvelle clientèle. Demander aux propriétaires d’entreprises familiales de se constituer en société n'a aucun sens – la constitution en société offrirait peu d'avantages et entraînerait une augmentation des coûts. La constitution en société et l'enregistrement à la TVA ne modifient pas le modèle d'entreprise, pas plus qu'ils ne rendent une entreprise plus productive ou plus solvable. L'informalité doit être autorisée pour son propre bien – en tant que stratégie de subsistance.

Louise Fox est une économiste du développement expérimentée spécialisée dans les stratégies de création d'emplois, d'expansion des opportunités, d'autonomisation économique et de réduction de la pauvreté. Elle est actuellement Senior Fellow non résidente, African Growth Initiative, Global Economy and Development, The Brookings Institution, et chercheuse invitée, Blum Center for Developing Economies, université de Californie, USA.
Contact: fox.louise@outlook.com 

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