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Un avenir pour l’agriculture familiale ?
À première vue, une « Année internationale de l’agriculture familiale » paraît être une bonne chose. L’idée est de promouvoir un concept que les consommateurs, les paysagistes, les défenseurs de l’environnement, les climatologues et bien d’autres associent à « un monde (plus) idéal » et à un développement rural « (plus) indispensable » ; ce qui est souvent considéré comme une garantie de réalisation des fameux objectifs de développement durable et de sécurité alimentaire. Ce qu’implique ce dernier, toutefois, c’est que l’agriculture familiale n’est pas seulement perçue comme un modèle organisationnel de la société dans les régions rurales, mais comme une unité organisationnelle économique, un pilier qui contribue directement au développement des régions rurales.
Si tel est le cas, suffit-il de « célébrer » cette année pour encourager les responsables des orientations politiques à réexaminer les mérites de l’agriculture familiale et d’en faire un moteur du développement rural durable – dans l’espoir que cela améliorera les conditions de vie des agriculteurs des pays en développement et des pays nouvellement industrialisés ? Bien des problèmes actuellement rencontrés par les agriculteurs de ces pays étaient également ceux des exploitations agricoles familiales d’Allemagne et de l’Union européenne il y a quelques décennies. Cela étant, il est intéressant de voir comment ces dernières ont évolué, si elles ont contribué ou non au développement rural et, si tel est le cas, au bout de combien de temps et dans quelles conditions favorables. J’entends d’ici les objections – il est inapproprié de faire des comparaisons avec ce qui se passe dans ce pays ; entre les pays industrialisés et les pays en développement, les conditions sous-jacentes sont trop différentes ; les cadres politiques sont trop éloignés, etc. – mais je pense que malgré tout, nous pouvons et devons tirer des enseignements du passé.
Une expérience personnelle
J’ai grandi dans l’exploitation agricole de mes parents dans le land du Schleswig-Holstein, dans le nord de l’Allemagne, et après une période d’apprentissage agricole j’ai travaillé quelques années dans la ferme de mes parents. J’ai ensuite fait des études universitaires en agronomie tropicale et internationale en Allemagne et en Angleterre. Ensuite, j’ai collaboré pendant plus de douze ans à la réalisation de projets de développement agricole en Afrique et en Asie avant d’entrer au service de la société agricole allemande (DLG) où j’ai travaillé dans le domaine de la coopération agroalimentaire internationale. Compte tenu de mon expérience, j’ai une vision des choses qui m’est propre. Comment « notre » exploitation familiale – dont la superficie était très raisonnable – est-elle née et comment a-t-elle évolué ? Et quels paramètres sont entrés en ligne de compte à l’époque ?
Dans l’Allemagne d’après-guerre, on manquait de tous les produits essentiels. Les quelques produits disponibles étaient hors de prix et la rareté était érigée en principe fondamental. Des solutions ont été cherchées pour faire en sorte que les exploitations du Schleswig-Holstein soient à nouveau productives et pour améliorer l’approvisionnement en produits alimentaires. Parallèlement, l’objectif était de mettre en place de nouveaux moyens de subsistance pour un grand nombre d’agriculteurs exilés. Après de longues négociations, les grands propriétaires du Schleswig-Holstein ont volontairement mis 30 000 hectares de terres agricoles à disposition pour un programme de réinstallation. Dans le cadre de ce programme à l’intention des agriculteurs exilés des territoires de l’Est, a été mise en œuvre une réforme agraire prévoyant également la relocalisation des exploitations urbaines, dont notre exploitation familiale, à la campagne, en 1949. Une société d’aménagement foncier a estimé les affectations de terres réalisées au titre de la réforme sous forme de titres fonciers. Les emprunts à long terme que chaque famille devait rembourser ont été enregistrés dans les registres fonciers.
La nouvelle exploitation familiale de mes parents est ainsi entièrement repartie de zéro. Elle était située sur une parcelle spécialement remembrée, nouvellement affectée pour la relocalisation. Cette parcelle était accessible par un chemin de terre sableux débouchant sur une route principale qui menait à une petite ville où il y avait un marché de blé et de produits laitiers, à 5 kilomètres de là. (La grande ville la plus proche était Hambourg, à une centaine de kilomètres). Le seul véhicule que possédait la famille était une calèche tirée par deux chevaux, avec une simple cabine et une petite plateforme de chargement. L’exploitation produisait de quoi vivre à notre famille qui comprenait trois enfants. Deux parents âgés, du côté de ma mère, touchaient non seulement une pension de réfugié mais aussi une pension de vieillesse en nature servie par l’exploitation (Altenteil, voir plus bas). Jusqu’à la fin des années 1950, la famille du propriétaire était également aidée par une domestique et par un « jeune homme » qui étaient nourris et logés à la ferme. Toutefois, au bout de peu de temps, l’exploitation n’a plus été en mesure d’assurer les salaires de ces travailleurs.
Les travaux de la ferme se faisaient à la charrue, à la herse, au semoir et à la moissonneuse-lieuse, tous tirés par des chevaux. Jusqu’en 1961, des ouvriers étaient embauchés pour battre la récolte. Dès 1955, le premier tracteur (d’occasion) est apparu dans la ferme et à la fin des années 1950, le réseau routier s’est développé et les routes ont été goudronnées. La maison d’habitation s’est peu à peu agrandie et modernisée. En 1957, les chevaux ont été remplacés par un tracteur à quatre roues motrices flambant neuf.
Jusqu’à la fin des années 1970, les 25 hectares de la ferme ont suffi pour nourrir une famille de cinq. Toutefois, les travaux de la ferme représentaient une énorme charge de travail pour tous les membres de la famille qui n’en sortaient pratiquement jamais, y compris pour les enfants qui participaient aux activités agricoles comme de vrais ouvriers. Au début des années 1980, les conditions économiques générales de cette exploitation agricole familiale s’étaient tellement détériorées, essentiellement en raison de l’alignement des prix des produits agricoles sur le marché mondial, que les revenus de la ferme ont à peine suffi pour financer l’Altenteil, la pension en espèces et en nature destinée à aider les parents âgés d’un agriculteur en échange du maintien de l’exploitation dans la famille.
Enseignements
Quel a donc été le moteur de ce processus de développement agricole (et rural) qui n’a duré que pendant un certain temps mais a néanmoins connu une certaine réussite, et quelles conclusions peut-on en tirer – compte tenu de mon expérience en Afrique et en Asie – relativement à l’Année internationale de l’agriculture familiale (AIAF) ?
Il faut avant tout que les conditions suivantes soient remplies : le sol et le climat – dans quelque région du monde que ce soit – doivent convenir à l’agriculture. Il doit y avoir un véritable savoir-faire agricole, une demande de produits agricoles et un marché pour ces derniers. De plus, il faut que les membres des familles d’agriculteurs aient la volonté de travailler ensemble pour améliorer les conditions de vie, défendent leurs intérêts et acquièrent ce qu’il est convenu d’appeler une « pratique entrepreneuriale » – aussi simple soit-elle. Une fois ces facteurs réunis, je pense que les quatre points suivants sont d’une importance capitale pour le développement des exploitations agricoles et des zones rurales :
- Droit foncier, utilisation des terres et sécurité d’occupation à long terme (héréditaire, pouvant être utilisé en garantie)
- Infrastructure
- Marchés raisonnablement proches, de manière à pouvoir accéder à toutes sortes de moyens de production (ne serait-ce qu’à de simples articles tels que des clous et du fil de fer pour clôturer les enclos à bétail et par conséquent protéger des biens précieux) et à pouvoir offrir les propres produits de la ferme à la vente et échanger des informations
- Approvisionnement en énergie
Relativement à ces points, où en est-on dans les régions de développement rural du monde actuel ?
- Dès le premier point, nous faisons souvent chou blanc. Comment quelqu’un qui pratique l’agriculture de subsistance ou un petit agriculteur peut-il développer et agrandir son exploitation lorsqu’il vit dans l’incertitude de savoir si demain, ou après-demain, il pourra encore être sur ses terres ? Ce n’est pas avec une telle incertitude qu’on fait des investissements plus conséquents à long terme pour l’avenir et qu’on mène à bien des plans à plus grande échelle, par exemple pour l’irrigation ou le drainage.
- Les produits agricoles sont normalement volumineux. Les transporter sur les marchés avec des moyens rustiques sur un terrain presque impraticable (exemple concret tiré de mon expérience personnelle : pousser des sacs de riz dans une tranchée à travers des marécages) peut être tout simplement impossible. Bien sûr, un négociant – un intermédiaire – peut prendre livraison des produits à la ferme ; mais parce que c’est lui qui supporte le coût du transport, il réduit considérablement le prix d’achat des produits. Alors, le travail de l’agriculteur n’est plus rentable !
- L’accès aux marchés est un élément vraiment crucial du développement rural. J’ai connu, en Afrique et en Asie, des régions et des villages sans le moindre marché à moins de plusieurs centaines de kilomètres à la ronde ! Même les achats les plus insignifiants étaient impossibles. Il fallait tout acheter dans la capitale provinciale. Un petit exploitant agricole ne peut pas se permettre d’aller aussi loin pour faire ses achats, sans compter que cette tâche ne cadre pas avec sa « pratique entrepreneuriale ».
- La rapidité, la qualité, le chiffre d’affaires et la quantité des processus de travail ne peuvent être qu’améliorés lorsqu’on dispose d’énergie sous une forme ou une autre, et cela n’est pas moins vrai pour les petites exploitations agricoles. Sans approvisionnement en énergie, la productivité de l’exploitation agricole est limitée au nombre de mains ou à la quantité d’énergie animale disponibles. Cela use les familles et freine leur engagement entrepreneurial.
Bien sûr, de nombreux autres facteurs entrent en ligne de compte, par exemple, le service de vulgarisation agricole (qui, espérons-le, communique véritablement avec les agriculteurs!), un système bancaire opérationnel permettant d’emprunter à court et à long terme, les services d’information sur les marchés, la communication, etc. Toutefois, la fonctionnalité de ces facteurs de développement supplémentaires est directement liée aux quatre points mentionnés plus haut. Un système de prêt ne peut fonctionner que si des garanties correspondantes peuvent être déposées (par exemple, titre de propriété foncière ou au moins droit d’utilisation des terres à long terme). Un système d’information sur les marchés n’est utile que si les marchés sont accessibles lorsque les informations sont encore à jour. Le recours à une énergie coûteuse n’a de sens que si l’excédent de récolte peut être transporté sans efforts excessifs. Naturellement, un lobby ou un porte-parole – par ex. une association d’agriculteurs – est un moyen utile de défendre les intérêts du secteur par rapport aux autres secteurs de l’économie nationale.
Brève conclusion
L’AIAF est une initiative pleine de bonnes intentions qui, après tout – comme l’indique l’ONU sur son site web – s’adresse aux responsables des orientations politiques. Mais il ne suffit pas d’attirer l’attention sur l’agriculture familiale. Les heurs et malheurs d’une exploitation agricole familiale dépendent des circonstances locales, des conditions générales énumérées aux points 1 à 4, et de la capacité ou de l’incapacité d’une région ou d’un pays de les créer et de les mettre en place. Ces conditions favorables sont vitales pour les exploitations agricoles familiales. Et c’est là, de mon point de vue, que se situe le problème essentiel : quel pays en développement ou nouvellement industrialisé peut réussir ce tour de force et quels politiciens sont suffisamment engagés pour faire campagne à ce sujet et débloquer les ressources nécessaires ? Tout cela est étroitement lié aux questions de bonne gouvernance.
Que ça plaise ou non, si les acteurs mondiaux, les multinationales qui investissent dans la production agricole des pays en développement et des pays nouvellement industrialisés y sont tellement bien accueillis c’est parce qu’ils apportent tout ce qu’il faut avec eux. Ils engagent leurs propres ressources pour financer la technologie, l’infrastructure, la commercialisation, etc. Cela laisse peu de place à l’agriculture familiale généralement considérée comme souhaitable. Une autre question se pose donc : est-il défendable – également du point de vue de l’éthique – de plaider pour l’agriculture familiale dans les pays en développement et les pays nouvellement industrialisés et d’inciter les familles d’agriculteurs d’adopter le modèle entrepreneurial d’une exploitation familiale, lorsqu’on sait très bien que les conditions nécessaires ne sont remplies que de façon rudimentaire ou qu’elles ne peuvent être qu’imparfaitement créées. Par contre, lorsque lesdites conditions favorables sont créées et encouragées de manière cohérente, il est certain que l’agriculture familiale peut devenir un pilier du développement rural durable.
Karl-Martin Lüth
Consultant
Liederbach, Allemagne
K.Lueth@dlg.org
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