Pour Moses Munyi, 67 ans, l’agriculture a toujours été plus qu’un moyen de gagner sa vie.
Photo: F. W. Munyi

«Nous avons hérité d’une parcelle de terre, mais aussi de la responsabilité de l’exploiter et d’y vivre »

Un dossier sur l’agriculture familiale serait difficilement crédible si on ne donnait pas aux petits agriculteurs eux-mêmes la possibilité de prendre la parole. Nous avons interrogé Moses Munyi, propriétaire d’une exploitation agricole de six acres à Embu, Kenya, et lui avons demandé de nous parler de sa vie quotidienne et de nous dire ce qu’il pense des perspectives d’avenir de l’agriculture.

M. Munyi, est-ce que l’expression « agriculture familiale » veut dire quelque chose pour vous ?
En elle-même, l’expression ne veut rien dire pour moi. Mais j’ai lu des rapports expliquant comment le fait de favoriser les petits exploitants agricoles pouvait aider le gouvernement à freiner l’immigration urbaine.  

Avez-vous toujours été agriculteur ?

J’ai grandi dans une ferme, si bien que l’agriculture a toujours joué un rôle important dans ma vie et dans celle de toute ma famille. J’ai 13 frères et sœurs et chacun d’entre nous a sa propre exploitation agricole. Et même si les superficies varient, nous produisons tous du thé et du café, nous élevons du bétail et pratiquons d’autres cultures vivrières. Conformément à nos traditions, chacun d’entre nous a reçu une parcelle de terre de défunt notre père, mais cela a été à nous de prendre la responsabilité de transformer cette parcelle de terre en exploitation agricole et d’y vivre. Je suis agriculteur à plein temps depuis que j’ai pris ma retraite de la fonction publique, il y a onze ans.

Dans votre exploitation agricole, à quoi ressemble une journée normale de travail ?

Ici, nous travaillons tous les jours, que nous soyons dans les champs ou non, il y a toujours quelque chose à faire. Il faut traire les vaches trois fois par jour, si bien que d’une manière générale, notre journée commence à quatre heures du matin, heure de la première traite. Ensuite il faut livrer le lait au point de collecte, au plus tard à cinq heures et demie. Après le petit déjeuner, il faut s’occuper de diverses tâches dans la ferme. Par exemple, les jours de cueillette du thé ou du café, nous allons dans les champs dès six heures du matin et travaillons jusqu’à trois ou cinq heures de l’après-midi. Mais il y a plus à faire dans la plantation de thé que dans la plantation de café. Pour fleurir, le théier a besoin d’une taille régulière.
    
Parallèlement, il faut nourrir les vaches au moins toutes les trois à quatre heures et les traire à nouveau à midi, heure à laquelle nous prenons notre déjeuner.

Une fois le thé livré au centre d’achat, on ne sait pas vraiment quand les transporteurs de l’usine passeront le prendre, si bien qu’il faut garder un œil sur le produit. Les voleurs ne sont jamais loin. Dans mon exploitation, les derniers travaux consistent à couper le napier, qu’on appelle aussi l’herbe à éléphants, et à le rentrer, à nettoyer l’étable et à effectuer la troisième traite des vaches. Et tous les jours il faut broyer du napier, qu’on mélange à d’autres végétaux tels que des feuilles de bananier ou du foin, pour que les vaches aient quelque chose à manger le lendemain.

Est-ce que vous embauchez des ouvriers pour vous aider ?

Avant, j’avais trois ou quatre employés permanents et plusieurs journaliers, mais tout cela a changé ces dernières années. Il est devenu difficile de trouver de la main-d’œuvre et lorsqu’on en trouve, elle coûte très cher. De temps en temps, nous utilisons quelques journaliers pour nous aider à récolter le thé ou le café ou pour d’autres travaux dans la ferme.

Vous pouvez nous toucher deux mots de la commercialisation de vos produits ?

Au Kenya, de petites exploitations et de grands domaines se partagent généralement la culture du thé. Les premières sont contrôlées par l’agence kenyane chargée du développement du secteur du thé, la Kenya Tea Development Agency (KTDA), qui gère toutes les usines de transformation du thé produit par les petits exploitants, fixe les prix et achète directement aux producteurs. Le Tea Board of Kenya gère le secteur du thé au Kenya au nom du gouvernement.

Le café, par contre, est vendu par l’intermédiaire de sociétés coopératives qui traitent avec la plupart des petits exploitants. Ces sociétés coopératives transforment leur café dans leurs usines, servent de dépositaires du café pour leurs membres et sont censées leur offrir des avantages grâce aux économies d’échelle. Pour le lait, après l’avoir vendu pendant des années, avec un succès mitigé, à des entreprises de transformation, j’ai décidé de le vendre localement à des restaurants ou hôtels et à des courtiers qui le revendent avec un bénéfice dans d’autres régions éloignées du pays.

Les prix vous permettent-ils de faire des bénéfices ?

Les prix du thé et du café ont chuté et ce problème touche tout le pays. Mais un autre aspect a une incidence négative sur mes revenus : les changements constatés dans les saisons. Comparativement à ce que nous connaissions autrefois, les saisons sèches sont aujourd’hui plus longues et parfois la pluie arrive lorsqu’on ne l’attend pas. Il arrive donc souvent que les feuilles de thé se dessèchent pendant de longs mois et ne valent plus la peine d’être récoltées.  

Si vous comparez l’agriculture aujourd’hui avec ce qu’elle était, disons il y a 20 ans, qu’est-ce qui a changé ?

Beaucoup de choses ont changé, pour le meilleur et pour le pire. Par exemple, il y a 20 ans, il était facile de payer les études de mes enfants avec les revenus tirés de mon exploitation. Aujourd’hui, les agriculteurs ont à peine les moyens de nourrir leurs enfants ou de les envoyer à l’école, et encore moins les moyens de leur faire faire des études supérieures, comme j’ai pu le faire, moi. Par conséquent, l’instauration de la gratuité de l’enseignement primaire a été un progrès énorme et a contribué à réduire les cas de travail des enfants. L’autre grand changement, c’est le manque de main-d’œuvre. Il y a à cela plusieurs raisons, la première étant les épidémies, notamment celle du VIH/SIDA. Les personnes malades ne peuvent pas travailler et ce problème touche l’agriculture dans l’ensemble du pays. De plus, les changements de mode de vie dans les zones rurales font que pour de nombreux jeunes, être agriculteurs c’est un peu dégradant. Ils préfèrent chercher des petits boulots dans les villes, même lorsqu’ils sont moins bien payés que s’ils travaillaient dans une exploitation agricole. L’immigration urbaine pose un énorme problème, pas seulement dans cette région mais dans le Kenya en général.

Est-ce que les pertes vous posent un gros problème dans votre exploitation ?

Pendant les fortes saisons du thé et du café, nous avons des pertes considérables car les produits ne sont pas récoltés à temps, si bien que parfois, après des journées d’attente, les feuilles de thé et les grains de café sont desséchés ou pourris. Pour d’autres cultures telles que le maïs et les haricots, les pertes sont dues à un manque de main-d’œuvre ou à un manque de moyen de stockage approprié.

Mais revenons-en aux aspects commerciaux. Comment obtenez-vous les informations nécessaires ?

En ce qui concerne le thé, une fois par an la Kenya Tea Development Agency invite les agriculteurs à participer à une rencontre agricole au cours de laquelle, notamment, de nouvelles techniques sont présentées et les exploitants peuvent parfaire leurs connaissances en matière de processus de commercialisation.

Pensez-vous que les agriculteurs sont équitablement représentés dans la filière de commercialisation ?

Fondamentalement, le rôle des agriculteurs c’est de cultiver les produits et les livrer aux différents acheteurs. Le reste est pris en charge par les organisations ou coopératives responsables et par un bon nombre d’intermédiaires qui se chargent de la commercialisation et qui fixent les prix. Avec autant d’intermédiaires dans la filière de commercialisation, ce ne sont pas les agriculteurs qui touchent la meilleure part.

Qu’en est-il des organisations d’agriculteurs ou des coopératives ?

Comme je l’ai dit plus tôt, le café est vendu par l’intermédiaire de sociétés coopératives et, pour le lait, nous avons des entreprises de transformation du lait ou des mini-laiteries. D’une manière générale, la commercialisation du lait est assurée par le Dairy Board of Kenya et les Kenya Cooperative Creameries (KCC). Mais, pour moi, ce qui manque, c’est une sorte d’association officielle organisée par les agriculteurs, pour les agriculteurs, et avec laquelle les acheteurs pourraient directement entrer en contact. Alors, il y aurait moins d’intermédiaires dans la filière de commercialisation et il y aurait moins de corruption. Devant la situation actuelle, les agriculteurs tels que moi sont sans défense et restent à la merci d’intermédiaires très influents.

Qu’est-ce qui empêche la création d’une telle association ?

Hormis le fait que les intermédiaires concernés ne reculeront devant rien pour poursuivre leurs activités, il y a aussi un manque général de savoir-faire. Dans leur grande majorité, les agriculteurs vivant en milieu rural se moquent de savoir comment fonctionne l’intégralité du processus de production et de commercialisation de leurs produits. Naturellement, comme la plupart des agriculteurs sont relativement peu éduqués, ils considèrent que ce processus est trop compliqué pour eux, si bien qu’il leur est plus facile de s’en remettre à ceux qui semblent s’y connaître du moment qu’ils touchent leur argent, même si ce n’est pas grand-chose.

Selon vous, quels sont les autres obstacles qui empêchent que l’agriculture soit plus rentable ?

Il y a bien sûr les problèmes d’ordre général tels que l’insuffisance de l’infrastructure, les prix trop bas, le changement climatique et ses impacts, et le manque de main-d’œuvre. Et chaque fois que des conflits ou des controverses surviennent dans les relations complexes entre les diverses organisations et les parties prenantes, ou en période d’instabilité politique, ce sont les agriculteurs qui souffrent. De plus, on constate, de la part du gouvernement, un manque général d’investissements durables pour financer l’agriculture et les politiques agricoles en faveur des petits exploitants.

Comment voyez-vous l’avenir de l’agriculture, en général et en ce qui vous concerne, personnellement ?

Pour moi, il n’y a pas lieu d’être très optimiste. D’une manière générale, tant qu’on ne fera pas ce qu’il faut pour rendre l’agriculture plus attrayante pour la jeune génération, son avenir me semble compromis.

En ce qui me concerne, maintenant que les enfants ont quitté le nid, il ne reste que mon épouse et moi pour travailler et gérer la ferme. Je suis heureux d’avoir pu offrir une bonne éducation à mes enfants, mais le résultat est le suivant : aucun d’entre eux ne veut plus vivre dans un village et travailler dans la ferme. Bien sûr, ça me rend triste. Il est important de comprendre que pour la plupart d’entre nous, du moins pour ceux de ma génération, le travail de la terre fait partie de notre culture. Posséder des terres et les travailler, ça veut non seulement dire gagner sa vie dans l’agriculture, mais aussi poursuivre le mode de vie traditionnel de nos ancêtres. Nous aimerions continuer cette tradition, mais très souvent, pour les jeunes, l’agriculture n’est un travail acceptable que pour ceux qui n’ont pas d’autre choix. Il leur manque la passion du travail de la terre.

Comme beaucoup de jeunes sont sans emploi alors qu’ils ont fait des études, on pourrait penser qu’hériter d’une source de revenu pour toute une vie est une bonne chose. Néanmoins, hériter d’une exploitation agricole ne peut garantir son avenir si vous ne savez pas comment la gérer.

Parallèlement, il y a aussi ceux qui héritent d’une ferme et ne peuvent y vivre car ils travaillent en ville. Avant, gérer une ferme tout en habitant à distance était plus facile car on ne manquait pas de main-d’œuvre. Mais de nos jours, il est difficile de trouver quelqu’un de fiable qui accepte de travailler à temps plein dans une ferme. Malheureusement, l’agriculture est perdante sur de nombreux tableaux.

Que peut-on faire pour intéresser les jeunes à l’agriculture, compte tenu du fait qu’on dit de l’agriculture qu’est la colonne vertébrale de l’économie kényane ?

Il faut que le gouvernement essaie de redonner ses lettres de noblesse à l’agriculture, non seulement en stimulant le secteur agricole dans son ensemble mais aussi la petite agriculture et l’agriculture locale. Dès lors que les agriculteurs seront bien payés et auront les moyens de s’offrir une certaine qualité de vie, il n’y aura pas de honte à travailler la terre. Je pense que c’est la notion de pauvreté associée à l’agriculture qui fait fuir les jeunes. C’est aussi parce que, pour la plupart des ruraux, l’agriculture est associée à des méthodes de travail traditionnelles – ce qui, de fait, est souvent le cas. Il faut donc moderniser les exploitations agricoles – pas seulement pour nourrir sa famille dans l’immédiat, mais aussi pour en faire des entreprises potentiellement prospères pouvant avoir un impact bien plus important.

L’exploitation de Moses Munyi
Moses Munyi exploite une ferme de six acres dans le comté d’Embu, dans l’Est du Kenya. Le thé et le café sont les principales cultures de rente. Il cultive et vend également de petites quantités d’avocats, de fruits de la passion et de noix de macadamia. Par ailleurs, il possède six vaches laitières, trois génisses pleines et trois veaux. La production de lait varie au cours de l’année. Pendant les basses saisons, quelques mois après la naissance des veaux, pendant les saisons sèches ou lorsqu’une ou deux vaches tombent malades ou meurent, la production de lait est d’environ 25 litres par jour. Durant la haute saison, elle peut atteindre 80 litres. Pour nourrir ses vaches, Moses Munyi cultive de l’herbe à éléphants (Pennisetum purpureum). Pour la consommation familiale, il cultive du maïs et des haricots, des pommes de terre, des ananas, de la canne à sucre, des légumes verts et des bananes.

Interview réalisée par Olive Bexten

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