Amélioration du processus, dégradation du résultat

Vouloir bien faire ne veut pas toujours dire bien faire. Selon Stefan Klasen, les objectifs de développement durable sont prêts à se nuire mutuellement. Le pire, c’est que ceux qui devraient vraiment être au cœur du problème risquent de passer à la trappe dans cet embrouillamini de centaines d’objectifs, de cibles et d’indicateurs.

Cette année marque la fin des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et sera vraisemblablement l’année au cours de laquelle les objectifs de développement durable (ODD), destinés à déterminer l’agenda mondial jusqu’en 2030, seront définis. Les OMD ont laissé une marque considérable sur l’agenda mondial du développement. En particulier, ils ont contribué à galvaniser l’action mondiale de lutte contre les pires aspects du dénuement humain, notamment la maladie et la mortalité, le manque d’éducation et la pauvreté la plus abjecte. Cette caractéristique, ajoutée au fait que leur nombre était limité, a été la clé de la réussite des OMD. En particulier, les sept premiers objectifs mettaient très justement l’accent sur les principaux résultats de développement, sur les individus et sur la vie à laquelle ils aspirent (le 8ème objectif présentant en détail certains moyens d’atteindre ces résultats).
Ils étaient étroitement liés à l’approche par les capacités et aux concepts associés de développement humain et de pauvreté multidimensionnelle de l’économiste et philosophe indien Amartya Sen. Il est remarquable qu’un bien plus grand nombre d’OMD seront atteints cette année qu’il n’était concevable de l’imaginer il y a cinq ou dix ans. Toutefois, la façon dont les OMD ont été élaborés a généralement été considérée comme problématique. Alors qu’il était basé sur le document de résultat des conférences des Nations unies des années 1990, ce système d’objectifs a été initialement élaboré par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) puis adapté en 2000, sans grandes négociations et sans grands débats supplémentaires par les Nations unies pour devenir les OMD.

Dans un souci d’amélioration, un processus nettement plus vaste et inclusif a été adopté. Il incluait plusieurs axes de travail issus du système des Nations unies, le réseau non gouvernemental pour des solutions de développement durable (Sustainable Development Solutions Network) et un groupe d’experts de haut niveau représentant largement les leaders politiques mondiaux, tous réunis par le groupe de travail ouvert de l’Assemblée générale qui a également fusionné le programme de développement post-2015 avec le programme de durabilité émanant du processus de Rio. Ce vaste processus est aujourd’hui engagé pour produire un ensemble d’ODD, avec cibles et indicateurs, d’ici au mois de septembre de cette année.

Le processus a considérablement été amélioré, mais qu’en est-il du résultat ? Les ODD devant être produits par ce processus étaient, pour reprendre la résolution de l’Assemblée générale, censée être « orientés sur l’action, concis et faciles à communiquer, limités en nombre, ambitieux, mondiaux par essence et universellement applicables par tous les pays tout en tenant compte des différentes réalités et capacités nationales et des différents niveaux de développement, et en respectant les politiques et priorités nationales ». Ce que nous avons, au lieu de cela, c’est une explosion d’objectifs et de cibles de mauvais aloi. Par rapport aux 8 objectifs et 18 cibles initiales des OMD, le groupe de travail ouvert a proposé 17 objectifs et 169 cibles associées pour les ODD. Là où nous avions 48 indicateurs pour les OMD, les membres de la commission statistique des Nations unies estiment qu’il faudra environ 1 000 ( !) indicateurs pour suivre les progrès réalisés pour atteindre les ODD et ils sont maintenant chargés de la tâche ingrate d’en établir la liste.

Processus aléatoire au lieu de priorités claires

Où est le mal ? Après tout, n’est-ce pas un bien que les ODD reflètent les nombreuses dimensions du développement et de l’amélioration de la condition humaine ? Pour ma part, j’estime qu’un système aussi explosé d’objectifs-cibles-indicateurs n’a rien de bon à offrir. Premièrement, pour de nombreux pays pauvres et de petites agences, il était déjà suffisamment difficile de suivre les progrès réalisés pour atteindre les OMD. Les données étaient rares, les capacités limitées et les fonds restreints. Aujourd’hui, les pays sont censés opérer un suivi de 1 000 indicateurs pour les aider à déterminer s’ils font des progrès pour atteindre les 169 cibles. C’est mission impossible pour tous les systèmes statistiques du monde, à l’exception des plus sophistiqués disposant de moyens considérables. Deuxièmement, l’évaluation des résultats tirés de l’analyse d’une telle masse de données est tout aussi impossible. Doit-on se limiter à déterminer si un pays fait plus de progrès qu’un autre ? Est-ce que les progrès réalisés pour 379 indicateurs, c’est mieux que pour 377 ? Est-ce que les indicateurs pris en compte ont de l’importance ? Et qui est capable de communiquer ces résultats de sorte qu’ils soient compréhensibles pour le public ? Un troisième problème se pose et il est étroitement lié à ce qui précède : les ODD ont perdu tout sens des priorités. Maintenant, la réduction de la mortalité infantile est une cible au même titre que le recyclage de l’eau. L’élimination de la pauvreté de revenu la plus totale a la même importance que la promotion de la planification du développement régional et national ou que l’amélioration des pratiques de passation des marchés publics.

Quatrièmement, la confusion intellectuelle est prédominante. Ainsi, aujourd’hui, certaines cibles sont des fins en soi (par exemple l’amélioration de l’éducation, la réduction de la sous-alimentation ou de la pauvreté) alors que d’autres sont des moyens pouvant ou non mener à des fins souhaitables en termes de bien-être humain. En mettant toutes les cibles au même niveau, nous risquons de focaliser notre attention sur les moyens plutôt que sur les résultats. Par exemple, la réduction de la mortalité maternelle à moins de 70 pour 100 000 est un résultat crucial en matière de bien-être. Dans certaines circonstances, l’amélioration des informations sur les marchés et les réserves alimentaires n’est pas une fin en soi mais peut avoir un impact sur la disponibilité des aliments et sur la faim. Il n’empêche que les deux sont aujourd’hui traitées comme des cibles à part égale dans le nouveau système ODD. La mise sur un pied d’égalité des moyens et des résultats constitue un important pas en arrière par rapport au paradigme de développement humain ou à l’approche par les capacités d’Amartya Sen qui, tous les deux, font des résultats en matière de bien-être un sujet sur lequel nous devons focaliser notre attention. Après s’être lentement rendu compte qu’une forte croissance économique n’est ni nécessaire ni suffisante pour surmonter la plupart des privations, voilà qu’aujourd’hui les ODD fixent également une croissance économique de sept pour cent comme cible pour les pays moins avancés. C’est absurde ! Il suffit d’examiner le cas de la Guinée équatoriale : ce pays moins avancé a connu une telle croissance économique ces dernières années sans pour que autant on ait noté une véritable amélioration en matière de développement humain. La croissance peut être un moyen important de surmonter les privations dans de nombreux contextes, mais c’est sur ces privations qu’il faut se pencher. Par ailleurs, il existe de nombreux moyens d’obtenir ces résultats cruciaux en matière de bien-être. Comme on l’entend souvent dire dans les couloirs de New York, il n’y a pas « de solution universelle », alors que l’établissement d’une liste de moyens, comme on le fait avec les ODD, suggère précisément qu’il existe un modèle unique de développement.

Quelle est la place de l’humain ?

Enfin, les grands oubliés de cette histoire, ce sont ceux dont les privations devraient être notre principale préoccupation. Nous nous trouvons aujourd’hui dans un dédale d’indicateurs, de cibles et d’objectifs dont beaucoup n’ont rien à voir avec les individus. Ainsi, doubler le taux d’amélioration de  l’efficacité énergétique, c’est une bonne chose en soi, mais comment, concrètement, cela peut-il améliorer l’existence des populations démunies ? De même, le tourisme local durable, ce n’est pas une mauvaise chose, mais là encore, aucun lien n’est établi avec les personnes qui vivent dans la misère. L’amélioration des capacités scientifiques est tout à fait souhaitable, mais conduira-t-elle invariablement à une amélioration de l’existence des pauvres ? Ce qui faisait la principale force des OMD, c’est-à-dire l’accent qu’ils mettaient sur les individus et leurs privations, est ici totalement oublié.

Comment cette explosion d’objectifs et de cibles a-t-elle pu se produire ? Comme je l’avais déjà souligné de manière plus détaillée en 2012 (voir Klasen, 2012), le processus des ODD présente un risque : ils ouvrent la porte au lobbying et aux requêtes particulières de tous bords, des agences spécialisées de l’Organisation des Nations unies qui souhaitent qu’il soit tenu compte de leur préoccupation favorite, aux ONG spécialisées qui veulent également que les ODD se rallient à leur cause. Et, bien sûr, il y a aussi les nombreux acteurs concernés, notamment les bailleurs, les universitaires, les gouvernements nationaux et la société civile, qui ont tous de brillantes idées sur ce que devraient être les objectifs et les cibles. Au lieu de s’engager, dès le début, à définir un très petit nombre d’objectifs et de cibles (comme le demandait la résolution de l’Assemblée générale), le groupe d’experts de haut niveau et, encore plus, le groupe de travail ouvert ont choisi la solution la plus facile et ont permis une véritable prolifération d’objectifs et de cibles. Il a ainsi été possible de satisfaire tout le monde à moindre coût. Et une fois que ce processus consistant à ajouter toujours plus d’objectifs et de cibles a été engagé, il n’y a plus eu moyen de l’arrêter. Après tout, comment s’opposer à une nouvelle cible alors même qu’on en a déjà laissé un aussi grand nombre s’accumuler ?

Et maintenant ?

Est-il encore possible de tirer quelque chose d’utile de cette folie ? Il semble aujourd’hui politiquement difficile d’abandonner les idées du groupe de travail ouvert. De fait, il est pratiquement impossible de réduire le nombre d’objectifs et de cibles à une dimension gérable sans reprendre à zéro l’ensemble du processus. Mais il reste potentiellement un moyen de s’en sortir. Il est actuellement largement admis, au sein du système des Nations unies, que des ODD flanqués de plus de 1 000 indicateurs, ça ne peut pas marcher. On cherche donc un moyen d’élaborer un ensemble d’indicateurs de base capables de traduire les aspects les plus importants des ODD avec quelques indicateurs seulement. Ma suggestion est la suivante : l’ensemble d’indicateurs de base ne devrait pas comprendre plus de dix indicateurs et devrait mettre directement l’accent sur les privations les plus odieuses qu’on souhaite faire disparaître de la planète. Ainsi, le processus des ODD offrirai au monde ce dont il a besoin et ce que la résolution de l’AG prévoyait : des ODD « orientés vers l’action, concis et faciles à communiquer, en nombre limité et ambitieux ». Derrière ces chiffres chocs, laissons les experts qui ont créé cette confusion d’ODD passer les 15 prochaines années à concevoir des moyens d’optimiser les orientations politiques dans un espace à 169 dimensions.


Stephan Klasen
Professeur d’économie du développement
Université de Göttingen, Allemagne


Références bibliographiques :

United Nations (2014): Report of the Open Working Group of the General Assembly on Sustainable Development Goals. UN Document A/68/970.



Klasen, S. (2012): MDGs Post-2015: What to do?  Courant Research Center ‘Poverty, equity, and growth in developing and transition countries’.  Discussion Paper No. 123.  University of Göttingen.

 

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