Les marchés de gros devraient également être accessibles aux petits exploitants agricoles.
Photo: FAO/ Maxx Valencia

Renforcer les marchés alimentaires dans le continuum rural-urbain

L’importance du maintien de marchés alimentaires viables face à la vulnérabilité et aux perturbations des chaînes mondiales d’approvisionnement alimentaire suscite un regain d’intérêt pour les marchés qui soutiennent les systèmes alimentaires locaux et territoriaux. En s’appuyant sur les enseignements tirés des impacts de la Covid-19 sur les zones rurales et urbaines et leurs populations, l’auteur fait des propositions pour ces marchés – formels et informels – afin de faire face aux futurs chocs.

Depuis le début de 2020, le monde vit avec la pandémie de Covid-19 ; ses conséquences et les mesures prises pour y remédier ne sont pas les mêmes dans les zones rurales et les zones urbaines. La pandémie est partie des villes et s’est répandue dans les zones rurales au cours de 2020, et elle continue d’évoluer à mesure que de nouveaux variants se répandent. Les administrations locales et nationales, le secteur privé, la société civile, les donateurs et le système des Nations unies ont uni leurs efforts en 2020 pour analyser les impacts de la Covid-19 et, sur la base de nouveaux témoignages, sont intervenus pour venir en aide aux plus vulnérables à la pandémie. Les capacités de compréhension et de réaction pour protéger les populations des pays pauvres ont été inégales et bien plus problématiques dans les zones rurales, notamment dans le Sud global.

La lutte contre la Covid-19 en zone rurale et en zone urbaine du point de vue des systèmes alimentaires


Les premières flambées du virus de la Covid-19, avec des niveaux élevés de pathologie grave et de décès, ont amené les villes du monde entier à fermer tous les lieus dans lesquels les gens pouvaient se réunir en grand nombre, notamment les écoles, les restaurants, les cantines, et les programmes institutionnels de restauration de toutes sortes. Les marchés alimentaires et ceux qui y travaillaient étaient considérés comme essentiels dans la plupart des pays, mais beaucoup les ont fermés ou ont considérablement réduit leurs activités alors que les chaînes d’approvisionnement alimentaire s’effondraient. Les confinements d’urgence ou les injonctions à rester chez soi ont obligé des populations urbaines entières à se cloîtrer et à respecter les mesures d’isolement social en public. Ces mesures d’urgence essentielles ont d’abord été prises en Europe et en Amérique du Nord avant d’être adoptées dans de nombreux pays, y compris les pays pauvres les moins développés.

Ces mesures ont été bien plus difficiles à mettre en place et à faire respecter dans les zones urbaines des pays à faibles revenus, notamment dans les bidonvilles surpeuplés qui, à l’échelle mondiale, abritent un milliard de personnes. Dans de nombreux pays d’Afrique, d’Asie du Sud et d’Amérique du Sud, les mesures de confinement et de distanciation sociale étaient tout simplement impossibles à faire appliquer. Par ailleurs, les vendeurs de rue informels et les marchés alimentaires publics, qu’on retrouve souvent à côté d’agriculteurs et de marchés de gros formels, constituent une source essentielle d’aliments dans les villages, les villes et les grandes villes. Ces marchés étaient indispensables pour de nombreux citadins.

Les impacts de la pandémie sur le milieu rural ont été variables ; ils ont pu être plus extrêmes qu’en milieu urbain, mais aussi plus diffus, en fonction du degré d’isolement par rapport aux zones urbaines, avec des conséquences variables sur différents groupes ethniques. Par exemple, les conséquences ont été beaucoup plus dures pour les pauvres et les populations autochtones dans de nombreuses parties du globe. Les médias publics ont surtout attiré l’attention sur la disparité d’accès, en milieu rural, aux tests et, plus tard, aux vaccins. Du point de vue des systèmes alimentaires, les périodes de confinement dans les zones urbaines ont eu un impact considérable sur les zones rurales. De nombreux producteurs ruraux n’ont plus eu accès aux marchés, à cause des restrictions de transport ou du fait que les marchés sur lesquels ils comptaient étaient fermés pour des raisons de santé publique.

Les conséquences ont été spécialement dures pour les moyens de subsistance de deux groupes importants : les producteurs de denrées alimentaires et les travailleurs du secteur de l’alimentation dans les zones rurales. Dans de nombreux pays à faibles revenus, les exploitations agricoles sont majoritairement tenues par des femmes et des populations autochtones qui cultivent et, souvent, vendent des produits alimentaires sur les marchés informels de nombreuses villes d’Afrique et d’Amérique latine. Pour elles, les périodes de confinement et de distanciation sociale dans les villes, ajoutées aux fermetures de marchés, continuent d’aggraver les difficultés qui existaient déjà avant la pandémie, mais qui ont empiré avec elle.

Les flux migratoires exercent une pression sur les économies rurales


Le second groupe est celui des travailleurs agricoles, de l’alimentation et autres, qui migrent pour travailler et assurer leur subsistance. Dans de nombreuses régions, les travailleurs migrants étrangers ou nationaux ont été dans l’impossibilité de voyager pour effectuer des travaux agricoles saisonniers. La migration des zones rurales vers les zones urbaines, non seulement à la recherche de quoi manger, mais aussi de toute forme de travail, s’est massivement inversée et a vu le retour de millions de travailleurs urbains vers leurs zones rurales d’origine. L’importance du retour vers les zones rurales en 2020 a eu un impact considérable sur les économies rurales et a exercé une forte pression sur les services publics et les systèmes de protection sociale, lorsqu’ils existaient. Ces inversions peuvent, ou pas, changer du tout au tout, se transformer en flux migratoires des zones rurales vers les zones urbaines et exercer une pression sur les économies rurales et les prestations de services pendant les années à venir.   

Au plus fort de la première flambée de la pandémie en 2020, l’Organisation internationale du travail (OIT) a déclaré que 94 pour cent des travailleurs du monde entier vivaient dans des pays appliquant une forme ou une autre de mesure de confinement.  

Selon l’OIT, il y a 164 millions de travailleurs migrants dans le monde. Dans les zones rurales, au-delà des importants besoins immédiats des familles ayant souffert de pertes de moyens de subsistance et de marchés, les conséquences et les besoins des communautés rurales se feront sentir pendant de nombreuses années.

Création de nouvelles alliances entre les producteurs agricoles et les acteurs du marché


Les administrations locales et nationales, les organisations internationales, la société civile et le secteur privé sont passés des phases d’urgence de la lutte contre la Covid-19 à des efforts à moyen et long terme de protection de la santé et des moyens d’existence contre la pandémie et d’autres chocs. Parmi les nombreuses leçons tirées de la pandémie en 2020 et 2021, l’avenir des marchés alimentaires qui sont au centre de la relation urbaine-rurale et qui sont des composantes essentielles de la durabilité et de la résilience des systèmes alimentaires fait l’objet d’un intérêt renouvelé. Les systèmes de marchés territoriaux qui rapprochent les communautés urbaines des communautés rurales trouvent un regain d’intérêt dans la mise en place de chaînes d’approvisionnement alimentaire plus durables et plus résilientes. Un système de marché territorial comportant différents types de marchés fonctionnels aborde la question du développement économique rural en favorisant l’accès des petits exploitants agricoles aux marchés et celle de la sécurité alimentaire urbaine en assurant l’accès à des aliments sains qui sont d’importants produits d’agroécosystèmes durables. À ce sujet, il faut bien garder à l’esprit que les marchés sur lesquels comptent de nombreuses petites et moyennes entreprises agricoles et entreprises alimentaires comprennent des vendeurs et marchés de rue en plein air, des marchés de producteurs et des marchés publics de gros et de détail. Ce qu’il est ressorti de la pandémie, entre autres, c’est que lorsque les marchés sont perturbés ou s’effondrent, des opportunités se présentent de former de nouvelles alliances entre agriculteurs et acteurs du marché, pour créer des canaux de distribution nouveaux ou alternatifs et des systèmes de livraison de produits alimentaires « au dernier kilomètre ». Les vendeurs des marchés informels, les gestionnaires des marchés de producteurs et les opérateurs de marchés de gros ont démontré qu’il était possible de trouver des mesures d’adaptation rapide pour contourner les canaux de distribution perturbés. Ces innovations et adaptations ne se sont pas limitées à l’Europe ou à l’Amérique du Nord ; on les retrouve dans toutes les régions (voir encadré).

Ce qu’il est ressortit des nombreuses études et des multiples dialogues et échanges de pratiques alimentaires pendant les premières flambées de la pandémie puis lors du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires 2021, c’est que certaines conditions préexistantes ont grandement favorisé les processus qui se sont mis en place, avec pour résultat que les moyens de subsistance des agriculteurs ont été préservés et que les consommateurs urbains , notamment ceux qui étaient les plus exposés à l’infection, ont pu recevoir des aliments nutritifs en quantité suffisante, qui leur étaient directement livrés. Au nombre des conditions générales d’une approche rurale-urbaine intégrée figurent celles qui suivent.  

  • IDans les pays et les régions infranationales dans lesquels les approches territoriales du développement ont établi des liens entre les priorités et les besoins urbains et ruraux, il préexiste des relations au niveau institutionnel et gouvernemental qui facilitent une réaction rapide aux crises et aux chocs. ­
  • Les villes et les administrations locales sont en première ligne des réponses à la crise et peuvent rapidement réorienter les politiques et programmes là où existent des mécanismes de collaboration entre agences et juridictions dans le continuum rural-urbain.

Les systèmes de marchés inclusifs et résilients doivent être repensés


La Covid-19 et la volatilité des prix due aux conflits ont accru l’importance de l’intérêt qu’il faut accorder aux marchés informels et formels dans le continuum urbain-rural et à leur interaction pour promouvoir les synergies, l’équité et l’inclusion. Les systèmes de marchés sont les points de rencontre quotidien des communautés urbaines et rurales qui y échangent des biens, des services, des informations et des capitaux sociaux et financiers, et ces liens sont essentiels pour la résilience et la durabilité des villes et des territoires. Un nouveau discours associant les composantes et les acteurs ruraux et urbains dans une approche holistique des systèmes de marchés peut aider à évaluer les marchés et à fournir, à la politique publique, des éléments de preuves permettant de relever les défis et d’améliorer les marchés de produits frais pour assurer un accès abordable et équitable à une alimentation saine pour tous.

Le soutien du secteur public à l’infrastructure du marché doit être adapté à la nouvelle fragilité des chaînes d’approvisionnement et doit favoriser la mise en place d’un réseau plus complexe de marchés pour la résilience des systèmes alimentaires. Les processus de dialogue et d’élaboration de politiques publiques pour tous les marchés essentiels pour l’alimentation des communautés humaines ont besoin d’investissements et de développement des capacités. Les investissements publics et privés dans les marchés et les acteurs des marchés doivent s’équilibrer entre le soutien de marchés formels de gros et de détail plus importants et le soutien de marchés informels et de producteurs. Les petites villes et les villes moyenne sont vitales pour les systèmes de marchés qui sont des centres de regroupement de petites et moyennes entreprises agricoles et alimentaires chargées d’approvisionner des villes et des marchés plus importants. Les marchés informels sont une source majeure d’approvisionnement alimentaire des pauvres vivant en milieu urbain et rural, et leur importance a été particulièrement évidente pendant la pandémie. Les petites, moyennes et grandes entreprises agricoles, les commerçants et autres intermédiaires ont besoin de conditions économiques et de cadres de gouvernance justes et transparents pour interagir de façon fonctionnelle et mutuellement avantageuse.

Les acteurs du marché, avec les agences des administrations locales et nationales et l’appui d’acteurs non gouvernementaux, doivent se préparer aux chocs et aux difficultés à venir en collaborant pour : ­

  • améliorer les capacités techniques et investir dans les responsabilités de différents acteurs du marché tels que les agriculteurs, les petits commerçants, la vente directe au détail sur les marchés, les associations et organisations de marchés et les petites et moyennes entreprises (PME). Les actions de quelques grandes entreprises et d’autorités locales sont même nécessaires pour exploiter le potentiel des marchés alimentaires territoriaux ;
  • renforcer la gouvernance alimentaire au centre des activités des marchés et des systèmes alimentaires, y compris dans les juridiction urbaines et rurales et à tous les niveaux de gouvernance (local, régional, national et international) ;
  • appuyer de nouvelles coalitions de pays et d’organisations internationales émergeant de la mobilisation générée par le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires lié aux systèmes de marchés, notamment la Coalition mondiale des marchés de producteurs (World Farmers Markets Coalition), la coalition des systèmes alimentaires urbains (Urban Food Systems Coalition) et une coalition pour la gouvernance territoriale des systèmes alimentaires (Coalition for Territorial Food System Governance) ; 
  • appuyer de nouvelles alliances entre acteurs restés invisibles pour les organisations internationales ou dont on considérait qu’ils étaient concurrents plutôt que complémentaires d’un écosystème holistique de marchés ; 
  • améliorer les politiques et les programmes publics de durabilité et de résilience des systèmes alimentaires sur le long terme. 

En conclusion, et pour atteindre les cinq objectifs ci-dessus, voici cinq mesures concrètes que tous les acteurs peuvent prendre pour les mettre en œuvre et renforcer les marchés formels et informels dans le continuum urbain-rural :

  • cocréer des principes transversaux pour des systèmes de marchés inclusifs et résilients (avec acteurs du marché, partenaires internationaux, représentants des administrations locales et nationales, acteurs non gouvernementaux, de la société civile et du secteur privé) ; ­
  • évaluer et cartographier les systèmes de marchés sur la base de pratiques et de principes communs grâce à des processus participatifs dans le continuum urbain-rural ;
  • renforcer les capacités des acteurs du gouvernement et des marchés pour gérer l’amélioration des systèmes de marchés ; ­
  • présenter des conclusions sur la politique et les programmes aux partenaires et à l’administration locale et nationale ; ­
  • concevoir et mettre en œuvre des mesures financières au moyen de mécanismes de gouvernance appropriés.  

Vers une approche systémique 
En avril 2022, une consultation technique a été organisée sur le rôle des systèmes de marchés au centre des relations rurales-urbaines. Accueilli par UN-Habitat, cet événement virtuel a rassemblé des réseaux de marchés de gros et de producteurs, des ONG œuvrant dans les pays pauvres pour soutenir les marchés informels et de producteurs, des réseaux mondiaux de villes et de régions, ainsi que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et UN-Habitat. Sur la base de cette consultation, un événement plus large de réseautage portant sur le même sujet a été organisé en juin, à l’occasion du 11e Forum urbain mondial, à Katowice, Pologne.

Prenant exemple sur le Bangladesh, le Viet Nam, l’Ouganda, le Ghana, l’Afrique du Sud et le Portugal, des pays et des villes ont présenté des approches prometteuses. À Johannesburg, par exemple, des petits exploitants agricoles participent au marché de gros formel. La collaboration entre les acteurs du marché favorise l’approvisionnement de la banque alimentaire locale par les petites exploitations agricoles et la création de coopératives d’agriculteurs permettant d’utiliser les installations du marché pour le conditionnement et la distribution. À Cape Town, où 40 pour cent des produits frais passent par le marché de gros, des efforts sont en cours pour améliorer l’entreposage frigorifique, le transport, les points de vente au détail et les services pour les agriculteurs comme pour les acheteurs. Ces mesures contribuent à déplacer de plus gros volumes de produits à partir des petites exploitations et réduisent certaines des difficultés auxquelles sont confrontés les petits producteurs. Au Portugal, le système de marché de gros a été modernisé en étroite collaboration avec les groupes d’agriculteurs et les municipalités. Pour faciliter la présence des agriculteurs, des zones spécifiques à l’intention des agriculteurs locaux sont entretenues et une assistance technique est offerte en plus d’un soutien logistique assurant la liaison entre les agriculteurs, les grossistes et les détaillants. 

Lors de ces événements, il a été largement admis que les marchés qui mettent directement en contact les communautés urbaines et rurales en raccourcissant les chaînes d’approvisionnement des systèmes alimentaires urbains et territoriaux ont besoin d’un appui plus conséquent de la part des gouvernements et administrations, des donateurs et des chercheurs universitaires. Dans le cadre d’approches exhaustives des systèmes alimentaires, les marchés doivent être mieux perçus comme des « systèmes de marchés » faisant le lien entre les marchés de détail formels et informels, les marchés de producteurs et les marchés de gros.


Thomas Forster a été consultant principal de publications conjointes sur les liens entre milieu urbain et milieu rural, sur le développement territorial durable et sur les systèmes alimentaire des zones urbaines, publications réalisées avec la FAO, UN-Habitat, la Convention des Nations unies sur la lutte contre la diversification (CNULCD), et la Convention sur la diversité biologique (CDB), entre autres. Il enseigne la politique publique et la gouvernance à plusieurs niveaux à la New School University de New York/ États-Unis. 
Contact: thomasforster2@gmail.com 

Références

https://www.ifpri.org/blog/covid-19-lockdowns-threaten-africas-vital-informal-urban-food-trade

https://www.fao.org/3/cb4712en/cb4712en.pdf

https://wuf.unhabitat.org/event/building-sustainable-and-resilient-food-systems-market-systems-centre-urban-rural-linkages

https://www.giz.de/en/downloads/Building_back_better_from_COVID_19.pdf

https://urbanpolicyplatform.org/wp-content/uploads/2022/06/Building-Sustainable-and-resilient-food-systems_Summary-Report.pdf

https://unhabitat.org/sites/default/files/2020/03/url-gp-1.pdf

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