Jürgen Maier est directeur de l’ONG allemande Forum Environment & Development depuis 1996. Il a consacré une bonne partie de ses travaux à la mondialisation, aux accords commerciaux mondiaux et à la libéralisation des marchés dans le cadre de divers forums tels que l’OMC et le G7/G20.
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Les marchés, c’est pour les agriculteurs et les consommateurs, pas pour les spéculateurs et les multinationales

Les conséquences de la crise ukrainienne sur les prix alimentaires mondiaux soulignent à quel point les flux de marchandises sont mondialisés dans le secteur agroalimentaire. Pour l’auteur, cela ne profite qu’à très peu d’agriculteurs et exige un New Deal pour l’agriculture.

Les prix alimentaires ont considérablement augmenté dans le monde entier après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, fin février 2022. En l’espace de quelques semaines, le prix du blé est passé de 260 euros à 430 euros la tonne, alors que l’indice des prix de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) atteignait un niveau record. À première vue, cela n’a rien de surprenant – après tout, la Russie est le premier exportateur de blé, et l’Ukraine, le cinquième. De plus, la Russie est également le premier exportateur d’engrais. À l’échelle mondiale, environ 50 pays importent plus de 30 pour cent de leur blé de Russie et d’Ukraine. Une famine mondiale majeure semblait imminente.

Cependant, un an plus tard, la guerre se poursuit, les exportations ukrainiennes se sont effondrées et le prix du blé est néanmoins revenu à son niveau d’avant la guerre. Les non-exportations ukrainiennes ont été compensées par des livraisons effectuées par d’autres pays, y compris la Russie. Après la signature de l’accord longtemps attendu sur la reprise des exportations ukrainiennes de céréales via les ports de la mer Noire, le premier céréalier parti a dû jeter l’ancre dans la mer Noire parce que l’importateur libanais avait changé d’avis et ne voulait plus la livraison qu’il avait commandée plusieurs mois auparavant. Initialement, personne ne voulait acheter la cargaison.

À l’époque, l’Union européenne a suspendu ses tarifs sur les importations de produits alimentaires venus d’Ukraine de façon à les mettre sur le marché via d’autres ports de l’UE. Du moins, c’était ce qu’on cherchait à faire, mais la Pologne, la Hongrie et d’autres pays d’Europe de l’Est ont commencé à fermer leurs frontières aux importations de produits alimentaires bon marché venus d’Ukraine. Au lieu de donner à manger aux personnes souffrant de la faim dans le monde, les importations ukrainiennes inondaient les marchés dans l’est de l’UE et, ce faisant, faisaient chuter les prix locaux.

La bonne nouvelle, c’est que les marchés mondiaux se sont avérés plus résilients que prévu et ont su faire face aux conséquences de la guerre. La mauvaise nouvelle, c’est qu’un système alimentaire mondial dans lequel cela, précisément, semble surprenant, n’est pas vraiment durable. En effet, avant que la guerre éclate, les ressources alimentaires mondiales connaissaient déjà la crise. Lorsque la guerre s’est déclarée, deux années de restrictions erratiques dues à la Covid-19 avaient déjà considérablement amoindri les moyens de subsistance des pauvres, même dans les pays qui n’avaient pas imposé de périodes de confinement ou d’autres telles mesures. Selon les sources, entre 100 et 160 millions de personnes avaient glissé dans l’extrême pauvreté à partir de 2020. Environ 2,3 milliards de personnes n’ont pas de quoi suffisamment se nourrir, soit 320 millions de plus qu’en 2019.

L’inflation est de retour

Il semblerait que le vrai problème auquel les ressources alimentaires mondiales sont actuellement confrontées n’est aucunement une pénurie physique aigüe, mais bien plutôt les effets combinés de l’inflation, de l’augmentation des prix de l’énergie et de l’interruption des chaînes d’approvisionnement. Après 15 années pendant lesquelles la planche à billets a tourné sans relâche, l’inflation est de retour et ses effets se font surtout ressentir sur l’alimentation. En mars, par exemple, l’Allemagne a connu une augmentation des prix de 22 pour cent supérieure à celle de l’année précédente.

Mais pourquoi une guerre dans la lointaine Ukraine devrait-elle avoir un impact sur la sécurité alimentaire ailleurs, en Afrique, par exemple ? Ne peut-il en être autrement ? En Europe, la guerre de 1939-1945 n’a pas eu de telles conséquences. À la place de l’actuel « marché mondial », il y a eu, jusque tard dans les années 1970, une diversité considérable de marchés régionaux, de producteurs régionaux et de systèmes de formation régionale des prix. Il ne reste rien de tout ça.

Ce que nous avons aujourd’hui, c’est un système dominé par les multinationales, un système d’alimentation agro-industriel s’appuyant sur des chaînes de valeur et d’approvisionnement dites mondialisées, le tout s’appuyant sur une logique de profit d’entreprise. Ce système ne répond pas à une loi de la nature. Il n’aurait jamais existé sans un soutien politique massif. Les chaînes d’approvisionnement mondiales ne peuvent fonctionner que si les marchés sont ouverts avec des accords de libre-échange, au besoin malgré la vive opposition du public.

Toutefois, ce ne sont pas les pays, mais les entreprises, qui opèrent sur les marchés mondiaux. Quatre multinationales dominent le commerce des produits agricoles : Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus. Ensemble, elles constituent ce qu’on appelle le « Groupe ABCD ». Grâce au pouvoir considérable qu’elles ont sur le marché, elles peuvent influencer les marchés agricoles mondiaux en leur faveur et tirer parti de leur position dominante lorsqu’elles négocient les prix avec les producteurs.

Cependant, les plus gros profits réalisables sur les marchés agricoles mondiaux sont dus à la spéculation, qui nécessite une très bonne connaissance de la situation du marché. Les fluctuations de prix extrêmes sont idéales pour la spéculation, alors que les prix agricoles bas et durablement stables ne sont pas très avantageux.

Depuis la dérégulation des marchés financiers, les marchés mondiaux de produits agricoles sont devenus de plus en plus « financiarisés ». Les lois des marchés financiers régissent de plus en plus les prix de l’alimentation et des produits. Après le crash boursier de 2002, les contrats à terme sont devenus une catégorie d’actifs populaire dans les portefeuilles des institutions financières et chez les investisseurs en général. Sur la plus importante place boursière du monde pour les produits agricoles, à Chicago, États-Unis, la quantité de blé effectivement disponible est négociée 73 fois. Grâce à des produits financiers dérivés et autres, chaque grain de blé change 73 fois de propriétaire avant d’arriver chez le transformateur.

Qu’un investisseur achète ou vende des produits agricoles n’a donc pas grand-chose à voir avec la demande réelle sur les marchés agricoles. Par conséquent, les marchés alimentaires ne peuvent être perçus isolément, mais seulement en tenant compte des interrelations entre les marchés financiers, les marchés de l’énergie et ceux des intrants.

Ni les producteurs agricoles ni les consommateurs ne bénéficient de la mondialisation et de la financiarisation des marchés des produits agricoles. Ce sont d’autres qui en profitent. Ce n’est pas par hasard que l’agriculture et l’alimentation incitent le public à résister contre les accords de libre-échange. Ce n’est qu’avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 1995, que les marchés des produits agricoles ont également attiré l’attention des partisans du libre-échange.

 À Cancún, en 2003, lors de la conférence de l’OMC, Lee Kyung-hae, un agriculteur sud-coréen, s’est suicidé en public lors d’une manifestation contre les négociations de l’OMC sur la libéralisation de l’agriculture, pour envoyer un signal contre l’ouverture ruineuse de l’agriculture sud-coréenne. Les conséquences les plus dévastatrices des accords de libre-échange de l’Afrique avec l’Europe sont les suivantes : impacts non contrôlés des importations subventionnées de viande, de lait et d’autres produits alimentaires européens bon marché.

Ce ne sont pas les exemples qui manquent ; il y a notamment celui des anciens producteurs de tomates ghanéens qui cueillent aujourd’hui les tomates comme migrants sans papiers en Andalousie et en Sicile, alors que les conserves de tomates européennes dominent actuellement le marché de la tomate en Afrique de l’Ouest.

Qui veut vraiment du nouvel accord de libre-échange Mercosur-UE ? Les exploitations familiales d’Europe et de la région du Mercosur n’ont rien à gagner de cet accord. La principale raison pour laquelle l’UE porte actuellement un intérêt considérable à cet accord tient à sa rivalité géopolitique avec la Chine. Et ce sont les agriculteurs qui paient la facture. D’une manière générale, l’opposition aux accords de libre-échange en Europe tient au fait que les agriculteurs redoutent les importations bon marché provenant d’Amérique du Nord et du Sud, ou d’Australie, et que les consommateurs ne veulent absolument pas voir des aliments génétiquement modifiés ou du « poulet chloré » sur les rayons de leurs supermarchés.

« Nous avons besoin de plus d’agriculteurs, pas du contraire. »

Donc, quel est l’intérêt de l’alimentation mondialisée et des marchés mondiaux de produits agricoles ? Pour la plupart des agriculteurs et des consommateurs, ce n’est pas une bonne idée. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les types de production industrielle qui vont de pair avec eux ne sont pas non plus une bonne idée pour l’environnement et la biodiversité. Répétons-le, la mondialisation des marchés de produits alimentaires et agricoles a servi les intérêts de l’industrie lors des négociations des accords de libre-échange et elle donne aujourd’hui lieu à une concentration de ces marchés dans les mains de quelques multinationales. Paradoxalement, la confrontation géopolitique dominant actuellement la politique mondiale peut, de fait, contribuer à re-démondialiser les marchés mondiaux. Pour de nombreux pays, les marchés alimentaires sont de loin les « chaînes d’approvisionnement » les plus sensibles et, à cet égard, qui voudrait dépendre de puissances hostiles ?

Déséquilibre

Cependant, dans le monde entier, la mondialisation descendante a fini par donner aux agriculteurs le sentiment que ni eux ni leurs intérêts politiques ne comptent. Les prix alimentaires montent et descendent, mais sur les marchés alimentaires les profits sont faits par les transformateurs, les détaillants ou les spéculateurs. Les gouvernements changent les conditions du marché sur un coup de tête, sans que les agriculteurs aient grand-chose à dire sur cette question. Ils se sentent désarmés face à la concurrence internationale implacable, aux détaillants de plus en plus puissants et aux gouvernements à la recherche de mesures de réglementation verte qui, malheureusement, ne s’appliquent pas à leurs concurrents dans les autres pays.  

Quelque chose semble ne pas tourner rond dans le monde d’aujourd’hui. Car même après tant de décennies de mondialisation, ce sont encore essentiellement les exploitations agricoles familiales qui produisent dans les régions et pour les régions, et nourrissent le monde. Mais la société n’a pas grand-chose à leur donner, économiquement et politiquement. Ils gagnent à peine de quoi vivre et quiconque cherche à gagner de l’argent choisit une autre profession.

Ceux qui ont faim sont majoritairement des agriculteurs. Dans les pays riches, ils sont de plus en plus nombreux à baisser les bras – ou à ne trouver personne souhaitant reprendre leurs exploitations. En Europe, les agriculteurs en colère se mobilisent contre une politique qu’ils estiment injuste et dont ils pensent qu’elle constitue une menace économique pour eux.  

Mais il nous faut plus d’agriculteurs, pas le contraire. L’agriculture doit devenir une activité attrayante dont on peut être fier et qui offre un bon revenu – sur le marché, et non pas sous forme de subventions gouvernementales. Actuellement, en Europe, les agriculteurs dépendent avant tout de l’argent public qu’ils peuvent recevoir et des dispositions que cela implique, mais il faudrait qu’ils soient des entrepreneurs libres.

L’heure est venue d’une nouvelle donne pour l’agriculture. Les gouvernements doivent rendre aux agriculteurs leurs marchés régionaux, sans la concurrence ruineuse du marché mondial. Nous devons faire en sorte que les agriculteurs redeviennent des entrepreneurs prospères qui peuvent vivre de ce qu’ils gagnent sur le marché, et non pas de subventions et d’aumônes. L’agriculture doit devenir une activité dans laquelle les fils et les filles cherchent à poursuivre le travail de leurs parents car ils le perçoivent comme une activité bien plus gratifiante que le fait de gagner modestement sa vie dans un bureau, en ville.

« L’heure est venue d’une nouvelle donne pour l’agriculture. »

Toutefois, en contrepartie, si on ne cherche pas à produire aussi bon marché que possible, envers et contre tout, et si on n’a pas à intensifier ou réduire ses activités, on peut bien mieux accepter le programme de durabilité que la société et la politique attendent de l’agriculture. Quelle que soit la façon d’en parler, pratiquer l’agriculture en harmonie avec la nature n’est concevable que sans la pression d’une concurrence mondiale. Mais si on accepte cette dernière, ou si on l’intensifie, il ne faudra pas s’étonner que les agriculteurs considèrent comme des attaques portées à leurs moyens de subsistance, le simple fait que leur soient imposées des conditions de plus en plus « vertes » les amenant à protester comme ils le font aujourd’hui.


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