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La sécurité alimentaire, les politiques agricoles et le rôle des petites exploitations paysannes
Dans les décennies postcoloniales, les politiques agricoles des pays en développement ont traversé une succession de différentes phases allant de celle où l’agriculture a été laissée pour compte à une période de défaillance du marché qui a, elle-même, succédé à une période de défaillance de l’État (Voir également l’article « Les politiques agricoles dans les années 2010 : l’agenda contemporain » . Souvent, la défaillance de l’État s’accompagnait d’une défaillance du marché. À l’échelle mondiale, ces décennies se caractérisaient par des excédents agricoles et de faibles prix sur le marché mondial, ce qui est l’une des raisons expliquant pourquoi ni les États ni le marché n’ont réussi à stimuler la production agricole à grande échelle dans les pays en développement.
De nouvelles dynamiques, de nouveaux défis, de nouvelles opportunités
Les tendances sur le marché mondial se sont renversées depuis 2005. La demande mondiale de produits agricoles augmente sous l’effet de différents facteurs tels que les modes de consommation d’une nouvelle classe moyenne dans les économies émergentes et la demande d’agro-énergie. En même temps, des ressources naturelles importantes (sols fertiles, eau, pétrole) deviennent de plus en plus rares et moins fiables (variabilité croissante du climat). Lorsque l’accroissement de la demande se heurte à une offre limitée, les prix tendent à augmenter. Ce que nous avons vécu dans les périodes de flambées des prix en 2008 et 2011 pourrait s’affirmer comme une tendance à long terme. Ce nouveau scénario mondial appelle des réponses de la politique agricole. L’intensification de la production, et donc l’accroissement de la productivité, sont nécessaires dans la mesure où ils constituent le seul moyen d’éviter que le fossé entre la demande et l’offre ne se creuse encore davantage. Dans le même temps, de nouvelles incitations à l’intensification voient le jour puisque les investissements dans la productivité de la terre ou de l’eau deviennent payants pour les producteurs.
En outre, il existe en maints endroits des potentiels d’intensification sous-exploités dans de nombreux systèmes de production. Cependant, la majorité des petits exploitants ne sont pas bien préparés à mettre ces potentiels en valeur dans la mesure où ils ont été négligés ou découragés dans le passé et qu’ils ont perdu confiance dans la capacité de l’agriculture à générer des revenus. C’est pourquoi, les familles rurales se sont efforcées de diversifier leurs systèmes de subsistance plutôt que de se consacrer entièrement à l’agriculture. Les grands investisseurs privés, quant à eux, sont prêts à tirer avantage des nouvelles opportunités qu’offre le marché, que ce soit pour accéder à des aliments et à de l’énergie ou pour tirer parti d’une opportunité d’investissements rentables. Le défi que doit relever la politique agricole est évident. À moins que les petites exploitations paysannes ne soient mises en mesure de tirer profit de ces nouvelles opportunités d’intensification, l’offre de produits alimentaires sera déficitaire, ce qui fera flamber les prix et réduira la sécurité alimentaire pour les couches pauvres de la population, ou alors les petits exploitants seront évincés de leurs terres et perdront une grande partie de leurs bases d’existence naturelles et de leurs moyens de subsistance. Sans autres sources de revenus, leur accès à l’alimentation se trouvera compromis. De tels scénarios appellent une intervention de l’État. Dès lors que la sécurité alimentaire, les ressources naturelles et les moyens de subsistance de vastes couches de la population rurale sont mis en péril, la dynamique du marché doit être régulée. La nécessité d’une relance et d’une réorientation des politiques agricoles s’impose.
La sécurité alimentaire n’est pas seulement une question de production alimentaire.
Le cadre normatif de toute politique agricole est déterminé par le droit à l’alimentation, les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) qui mettent l’accent sur la réduction de la pauvreté et le paradigme du développement durable. Dans les pays en développement, la politique agricole doit en effet se plier à l’objectif global qui est d’assurer que tous les citoyens d’un pays aient accès à des quantités suffisantes de nourriture tout en évitant que la base de ressources naturelles ne se dégrade. L’accès sûr à la nourriture ne dépend pas seulement de la disponibilité des aliments, mais aussi des droits des personnes à accéder aux aliments disponibles grâce à leur pouvoir d’achat ou par le biais des canaux de redistribution (tels que l’aide alimentaire, etc.). Ainsi, à elle seule, la politique agricole n’est pas en mesure de garantir la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Cependant, elle doit contribuer à la sécurité alimentaire et nutritionnelle en améliorant la disponibilité des aliments (et donc en garantissant des prix alimentaires modérés et stables) tout en veillant en même temps à ce que les masses de population rurale aient accès à la terre et à l’eau et/ou à des revenus leur permettant d’acheter de la nourriture. Ainsi, une politique agricole guidée par les objectifs de sécurité alimentaire, de réduction de la pauvreté et de durabilité doit, en tenant compte de l’actuelle dynamique mondiale, garantir
- un accroissement de l’offre en produits agricoles (y compris en produits alimentaires, mais pas seulement) par le biais d’une intensification de la production,
- de vastes possibilités de revenus/moyens de subsistance pour les masses de la population rurale, et
- une exploitation des terres agricoles respectueuse de l’environnement et écologiquement durable.
Questions de politique
La question de savoir ce que doit être une politique agricole « orientée vers le développement et la sécurité alimentaire » fait actuellement l’objet d’un vaste débat. Doit-elle mettre l’accent sur les potentialités qu’offrent les petites exploitations paysannes existantes ou doit-elle plutôt miser sur l’efficacité de grandes exploitations commerciales ? Doit-elle privilégier les technologies à forts apports externes s’appuyant sur les produits chimiques et le pétrole ou doit-elle donner la préférence à des pratiques agricoles durables ? Doit-elle être résolument tournée vers la production alimentaire ou accorder la même attention à tous les produits agricoles de base ? Les agriculteurs doivent-ils être soutenus par des services publics ou privés ? Les approches de promotion appropriées sont, elles aussi, controversées : les agriculteurs sont-ils plus efficacement soutenus par une approche misant sur l’agriculture / les systèmes de subsistance ou par une approche axée sur les chaînes de valeur ? La question de savoir à qui il incombe de garantir des pratiques agricoles durables et respectueuses du climat et l’adaptation des agriculteurs au changement climatique fait elle aussi débat. Or, la vraie question est de savoir s’il existe des réponses globales et générales à ces questions ou si ces réponses dépendent du contexte local spécifique. Les réponses à ces questions doivent être guidées par les objectifs politiques mentionnés ci-dessus.
Politique spécifique au contexte : bien que certaines des dynamiques évoquées soient de nature globale et appellent des réponses globales, la définition de politiques appropriées doit tenir compte avant tout des conditions locales spécifiques. Par conséquent, il ne peut y avoir de règle générale pour déterminer qui des grandes ou petites exploitations, des solutions à haute ou faible intensité d’intrants technologiques externes, du secteur privé, de la société civile ou du gouvernement réussira mieux. Toutes ces réponses dépendent du contexte local spécifique ! Plutôt que de s’engager dans un débat dogmatique sur ce qui est préférable en général, la règle première (qui est aussi la plus importante) à respecter lors de l’élaboration de politiques agricoles est d’observer le principe de la spécificité du contexte. Ce principe a de vastes implications sur le processus d’élaboration des politiques. Les politiques doivent être conçues sur la base d’une analyse des conditions et expériences locales moyennant la participation de personnes ayant des connaissances locales. Un tel processus doit être doté de ressources adéquates.
Servir les petits exploitants en premier : quand on leur en donne la possibilité, les petites exploitations peuvent intensifier leurs méthodes de production et considérablement accroître leur productivité. En particulier dans les pays à bas salaire, les petits exploitants disposent d’avantages concurrentiels en ce qui concerne la production de nombreux produits de base, notamment au regard des exigences de qualité (le coton africain cueilli à la main en est un exemple probant), alors qu’ils sont désavantagés pour ce qui est de l’accès au marché et aux services du fait des économies d’échelle limitées qu’ils sont à même de réaliser. Dans une optique de sécurité alimentaire et de réduction de la pauvreté, les politiques agricoles rurales devraient donner la priorité aux petites exploitations paysannes, en raison notamment des potentialités qu’elles offrent, et ce partout où l’agriculture paysanne est le mode de production prédominant. L’adoption d’une telle approche permet non seulement d’accroître la production agricole, mais aussi de donner accès à des aliments à la grande masse de la population rurale dont les revenus ou les moyens de subsistance continuent de dépendre de l’agriculture. Les désavantages en termes d’accès des petits exploitants au marché et aux services peuvent être compensés en faisant appel aux capacités des entreprises agro-alimentaires et en facilitant les modalités de l’agriculture sous contrat. Il importe d’organiser les petits exploitants agricoles afin d’en faire, d’une part, des partenaires solides et fiables dans ces systèmes d’agriculture sous contrat et, d’autre part, des partenaires de négociation forts.
Priorité aux technologies à faibles apports externes : les expériences mitigées de la « révolution verte » ont montré qu’une forte intensité d’intrants externes permettait certes d’accroître la productivité en un temps plus court et à un rythme plus rapide, mais aussi qu’elle avait de nombreux désavantages, en particulier pour les petits paysans plus pauvres et les régions rurales reculées. Leur prix tend à augmenter de façon disproportionnée dans la mesure où la plupart de ces technologies sont tributaires du pétrole, ce qui réduit les marges brutes des agriculteurs. La fourniture d’intrants externes exige un niveau de service plus élevé (y compris des crédits), ce qui place les institutions face à d’énormes défis, notamment dans les régions rurales reculées. Les praticiens et les agriculteurs connaissent bien les conséquences désastreuses de tout retard dans la fourniture d’intrants. Par conséquent, une forte intensité d’intrants externes constitue un risque supplémentaire dans le cas de variabilité du climat.
En revanche, les technologies à faibles apports externes sont plus respectueuses de l’environnement. Leur potentiel d’accroissement des rendements est souvent sous-estimé (en règle générale elles permettent de les doubler). Les agriculteurs considèrent cependant que le travail exigé par certaines des « bonnes pratiques » de l’agriculture durable est souvent trop important. C’est pourquoi, la plupart des petits exploitants tendent à privilégier l’utilisation d’une certaine quantité d’engrais chimiques dans leur bouquet technologique spécifique. Si l’on tient compte des avantages et des désavantages des deux ensembles de technologies, il y a de bonnes raisons de penser que la politique agricole devrait laisser le choix entre les deux options. Cela signifie qu’il faudra plus que par le passé mettre l’accent sur l’identification et la diffusion de technologies à faibles apports externes. En définitive, le fait que des technologies soient appropriées ou non dépendra toujours du contexte spécifique du site, du groupe cible et du produit de base en question. C’est pourquoi, les politiques agricoles devraient, en matière de technologies, viser avant tout à identifier des portefeuilles de technologies spécifiques au contexte respectant le principe : « aussi peu d’intrants externes que possible, autant d’intrants externes que nécessaire ».
Services privés par opposition à services publics : subsidiarité, complémentarité et concurrence : ceux qui se souviennent de la période durant laquelle les services agricoles étaient dominés par l’État hésitent généralement à recommander que ceux-ci soient restaurés. Dans de nombreux pays, ces services étaient inefficaces, non fiables, corrompus et exclusivement dévoués à la cause des agriculteurs mieux nantis ou des membres du parti politique au pouvoir. Force est de constater cependant que le remplacement des agents du service public par des agents du service privé a eu pour conséquence de priver la majorité des petits exploitants de tout accès à ces services. Les prestataires de services privés ont mis l’accent sur certains produits de base (plutôt que de considérer l’ensemble du système de production), sur des sites et des groupes cibles offrant les capacités nécessaires. La promotion de pratiques agricoles durables (techniques améliorées de conservation des sols et de l’eau permettant de faire face à la variabilité des précipitations, par exemple) ne figure généralement pas au programme des services de recherche et de vulgarisation privés. Dans la mesure où la sécurité alimentaire et la préservation de la nature relèvent de la responsabilité du secteur public, la politique agricole doit jouer un rôle essentiel en assurant que des services adéquats soient fournis. Néanmoins, cela ne signifie pas nécessairement que ces services doivent être fournis par des agents du secteur public.
La fourniture de services devrait respecter le principe de la subsidiarité : là où des prestataires privés sont en mesure d’assurer un accès efficace, abordable et inclusif aux services et au marché ou, dans les cas où ils peuvent être mis à même de le faire dans le cadre de partenariats public-privé, il n’y a aucune nécessité de restaurer des services gouvernementaux. Par contre, là où les acteurs privés ne témoignent d’aucun intérêt à s’engager dans des domaines tels que la sécurité alimentaire, l’adaptation au changement climatique, les pratiques agricoles durables, ce qui est souvent le cas dans les régions reculées et sur les sites marginaux, les gouvernements doivent prendre le relais et offrir un cadre financier et institutionnel pour la fourniture de tels services. Selon les capacités des agences du secteur privé et du secteur public, la fourniture de services peut, selon le contexte, être assurée par une combinaison de prestataires privés et publics qui interviendront parfois de façon complémentaire et parfois de façon concurrente.
Établir le lien entre la logique des marchés et les gens : la plupart des agences de développement tendent actuellement à conseiller que les politiques agricoles adoptent une approche axée sur les chaînes de valeur. Cette approche se fonde sur l’idée selon laquelle les producteurs agricoles doivent se plier aux exigences du marché s’ils veulent être capables de concourir avec succès dans un environnement dominé par le marché mondial. Par opposition à l’approche basée sur les moyens de subsistance locaux, une politique agricole axée sur les chaînes de valeur n’est pas centrée sur les populations mais sur le marché. Par conséquent, elle tend à mettre l’accent sur les agriculteurs qui font déjà partie d’une certaine chaîne de valeurs et à négliger ceux qui s’efforceront d’accéder au marché.
Alors que les approches basées sur les moyens de subsistance ont échoué parce qu’elles avaient négligé le marché et n’avaient pu aider les agriculteurs à identifier des opportunités de revenus, les approches axées sur les chaînes de valeur, quant à elles, ont souvent failli pour avoir négligé les systèmes de subsistance et donc aussi les capacités et les limites des populations rurales. C’est pourquoi, l’intégration des petits paysans dans des chaînes de valeur ne devrait pas reposer sur l’alignement unilatéral des producteurs agricoles sur les besoins prédéterminés de ces dernières. Elle devrait, bien au contraire, procéder d’un processus négocié visant à réconcilier la logique de subsistance des populations avec la logique commerciale de la gouvernance des chaînes de valeur. L’établissement de relations commerciales durables en milieu rural n’est pas un automatisme, mais doit être promu par des politiques agricoles se chargeant de mettre en relation des partenaires potentiels (cette tâche devant être confiée à des agents connaissant les conditions locales et les marchés extérieurs et qui peuvent assumer ce rôle de courtier), de trouver des compromis équitables et de garantir la fiabilité de toutes les parties au contrat.
Privilégier une association de produits de base diversifiés et adaptés aux conditions du milieu plutôt que des monocultures de denrées alimentaires : une politique agricole axée sur la sécurité alimentaire doit-elle davantage mettre l’accent sur l’autosuffisance alimentaire ou vaut-il mieux que les systèmes de production agricole obéissent aux lois du marché ? Comme les crises alimentaires récentes l’ont montré, il y a de bonnes raisons de ne pas s’en remettre aux forces du marché et aux pouvoirs qui tendent à influencer ces marchés à leur profit, que celui-ci soit d’ordre économique ou politique, pour garantir le droit à la nourriture. Cependant, il y a de toutes aussi bonnes raisons de ne pas miser sur l’autosuffisance alimentaire au niveau des ménages, à l’échelon local ou national. Les monocultures de denrées alimentaires telles que le maïs peuvent, en maints endroits, ne pas représenter un moyen durable et adapté aux conditions locales de parvenir à la sécurité alimentaire.
Étant donné que la sécurité alimentaire n’est pas seulement une question de disponibilités d’aliments, mais aussi de capacité à acheter de la nourriture, les agriculteurs peuvent, dans certains cas, avoir de bonnes raisons de produire ce qui pousse et se vend le mieux ou de privilégier des systèmes de production mixtes associant des cultures vivrières et de rente ou des céréales et des cultures arboricoles et des sources diversifiées de revenus saisonniers afin de minimiser la vulnérabilité. Une fois de plus, la décision appartient à l’agriculteur ! Les politiques agricoles devraient offrir un éventail d’options permettant de s’adapter de façon souple à l’évolution des conditions environnementales et du marché, et ne devraient pas s’efforcer d’influencer la décision des agriculteurs en subventionnant soit les cultures vivrières soit les cultures non-alimentaires. Cependant il existe de bonnes raisons plaidant en faveur d’un subventionnement de la consommation alimentaire et d’une stabilisation des prix des produits alimentaires de base.
Paiements des bénéficiaires de l’exploitation durable des ressources naturelles : les petits agriculteurs ne seront pas en mesure d’assumer les coûts d’investissement liés à des pratiques agricoles durables. D’un autre côté, les nombreux bénéfices tirés de ces pratiques durables profitent à la société dans son ensemble et notamment aux résidents en aval, aux personnes menacées par le changement climatique planétaire ou aux consommateurs de produits sains. Par conséquent, les politiques agricoles et environnementales doivent unir leurs efforts afin de s’assurer que les bénéficiaires payent les agriculteurs, au moyen de mécanismes appropriés, pour les services environnementaux coûteux qu’ils fournissent.
Conclusion
Une politique agricole visant à garantir la sécurité alimentaire ne devrait pas seulement mettre l’accent sur l’accroissement de la production alimentaire, mais devrait également générer des sources de revenus pour la grande masse des familles rurales (et, en partie aussi, urbaines). Au lieu d’encourager la tendance actuelle favorisant les investissements agricoles à grande échelle, une telle politique devrait, par conséquent, s’employer à renforcer les capacités des petits agriculteurs à saisir les opportunités qui s’offrent à eux et à maîtriser les défis d’une intensification de la production, ce qui permettrait d’accroître les quantités d’aliments disponibles et, en même temps, de générer davantage de revenus pour acheter des aliments.
Autor : Pr Dr Theo Rauch
Centre d’études sur le développement (ZELF)
Université libre de Berlin
Berlin, Allemagne
theorauch@gmx.de
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