Peu de conducteurs bénéficient d’une formation formelle. La plupart d’entre eux apprennent en observant le « maître », dont ils sont les « boys », alors qu’ils sont assis à l’arrière du tracteur.
Photo: T. Daum

La mécanisation durable – une tâche de longue haleine

La demande de mécanisation va à nouveau croissant dans de nombreux pays africains. C’est ce qu’ont constaté la coopération au développement et le secteur privé, mais des gouvernements lancent également des programmes allant dans ce sens. Toutefois, a-t-on tiré les leçons des erreurs commises dans les années 1960 et 1970, période pendant laquelle les efforts de mécanisation menés par les États ont lamentablement échoué ? Et quels concepts organisationnels faut-il pour soutenir une mécanisation durable profitant également aux petits exploitants agricoles ? L’auteur fait état d’expériences menées au Ghana.

Alors que de nombreuses régions du monde en développement ont fait des progrès considérables en matière de mécanisation au cours des dernières décennies, l’Afrique sub-saharienne se caractérise par la persistance de faibles niveaux de mécanisation (1,3 tracteur pour 1 000 hectares). Ce constat est étonnant dans la mesure où l’essor de la mécanisation était considéré comme chose acquise dans les années 1960. Les pays colonisés comme ceux qui avaient fraîchement acquis leur indépendance ont consacré des fonds importants à l’importation de tracteurs, aux prestations de services de location et à la gestion d’importantes fermes d’État. Leurs efforts ont bénéficié d’accords d’aide bilatéraux et multilatéraux. Toutefois, malgré les espoirs suscités par cette volonté et les efforts qui lui ont été consacrés, les taux de mécanisation n’ont pas augmenté durablement, et ces efforts « ont connu un échec retentissant » (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture). Pourquoi ces plans ont-ils échoué si misérablement ? 

Enseignements du passé

Le Ghana peut servir d’exemple. Le gouvernement a importé 10 000 tracteurs entre les années 1960 et 1980. La plupart de ces tracteurs ont tôt ou tard été abandonnés faute de conducteurs qualifiés, de techniciens et de carburant. En l’absence d’un approvisionnement fiable en pièces détachées, les tracteurs ont également été « cannibalisés » comme sources de pièces détachées. D’une manière générale, les programmes ont été efficaces pour importer les machines mais n’ont pas tenus dans le temps une fois le premier stock de pièces détachées épuisé et après la fin des programmes de formation. Par ailleurs, ces programmes se sont caractérisés par une mauvaise gestion, une recherche de profit et un soutien financier irrégulier. De plus, les spécialistes ont fait valoir qu’il n’y avait pas vraiment une demande de mécanisation dans la mesure où l’agriculture itinérante ne permet pas de labourer la terre et ne crée pas un besoin de le faire. En conséquence, la mécanisation a disparu du programme de développement.

De nouvelles incitations à la mécanisation

La mécanisation est toutefois de retour car des tendances telles que la migration entre le milieu rural et le milieu urbain, l’industrialisation et l’évolution des systèmes agricoles ont entraîné une pénurie de main-d’œuvre pour la préparation du sol dans divers pays africains. Contrairement aux efforts de mécanisation passés, les petits exploitants agricoles (au Ghana, 60 pour cent ont besoin de travailleurs embauchés) demandent maintenant des services de mécanisation. En 2003, le gouvernement du Ghana a pris conscience de cette demande et a commencé à importer des machines à grande échelle pour les agriculteurs. Par ailleurs, entre 2007 et 2011, le gouvernement a créé 89 centres publics-privés de services de mécanisation agricole (AMSEC) – chacun d’eux recevant de trois à sept tracteurs pour offrir leurs services aux agriculteurs. Les entrepreneurs gérant ces centres ont payé un tiers du prix réel des tracteurs – et 10 à 20 pour cent d’acompte (soit, parfois, seulement 1 000 dollars US pour un tracteur). Au total, le gouvernement a importé 3 000 tracteurs au cours de la dernière décennie. Les dépenses publiques incluent un contrat de 95 millions de dollars US avec le Brésil. Il est intéressant de noter que parallèlement à ce programme fortement subventionné par l’État s’est développé un marché dynamique de l’occasion qui s’est concrétisé par l’importation de 3 000 tracteurs au cours de la dernière décennie. Deux questions majeures se posent maintenant : l’État a-t-il tiré les leçons des erreurs du passé ? De plus, quelles institutions sont nécessaires au soutien d’une mécanisation durable ?

Des réussites, mais les vieux problèmes persistent

Le gouvernement se félicite du programme AMSEC mais la réalité est, au mieux, mitigée. Certains programmes AMSEC fonctionnent bien. À titre d’exemple, citons le groupe de femmes Nso Nyame Ye à Ejura (Ashanti), qui est devenu un des premiers AMSEC et qui sert prioritairement les petites exploitantes agricoles. Par contre, le processus de sélection des AMSEC n’a pas été transparent, certains n’existant que sur le papier et des tracteurs ayant, dit-on, bénéficié à des membres et des amis du parti ou ayant été confisqués par des politiciens. Par ailleurs, certains entrepreneurs AMSEC possédant eux-mêmes des terres, utilisent les tracteurs subventionnés qu’ils ont reçus pour labourer leurs propres champs. D’une manière générale, les superficies labourées chaque année ont tendance à diminuer en raison de pannes fréquentes dues à un manque d’entretien, de conducteurs et de techniciens qualifiés, et de pièces détachées. Certains AMSEC concentrent leurs capacités sur les tracteurs les plus « prometteurs » reçus. Par exemple, sur 500 tracteurs John Deere importés en 2008, seulement 200 étaient encore en service si ans plus tard. Ces problèmes n’ont rien de nouveau et ramènent à l’esprit les raisons ayant contribué aux échecs des programmes publics passés.

Leur mode de financement est un des problèmes sous-jacents de ces programmes. La plupart des importations ont été financées par des contrats de prêt consentis à des conditions très favorables – avec des pays émergents tels que le Brésil et l’Inde (coopération sud-sud) – prêts qui sont contestés car ils sont assimilables à une aide conditionnelle. Par conséquent, les marques importées (essentiellement Farmtrac, John Deere et Mahindra) changeaient fréquemment (car elles devaient souvent venir du pays donateur), ce qui a freiné la mise en place d’une chaîne d’approvisionnement en pièces détachées. Les agriculteurs qui achètent leurs propres tracteurs d’occasion tiennent compte de l’accessibilité et du prix des pièces détachées dans leur processus décisionnel et achètent surtout des Massey Ferguson et des Ford (30–85 cv), mais les bénéficiaires des tracteurs financés par le gouvernement n’ont pas ce choix.

Les tracteurs d’occasion viennent de partout en Europe et sont souvent vieux et en mauvais état – il est fréquent d’utiliser deux vieux tracteurs pour en faire un « neuf ». Ces tracteurs se vendent environ 10 000 USD. Mais alors que le marché du tracteur était en plein essor lors de la dernière décennie, il a été durement touché par la dépréciation récente du cedi ghanéen. En 2008, le cedi était à parité avec le dollar US, mais sa dévaluation fait qu’en août 2014, il fallait presque 4 cedis pour un dollar US.

Le marché privé

Les tracteurs d’occasion sont essentiellement financés par l’épargne individuelle ou par des crédits contractés auprès de membres de la famille travaillant en ville (parfois aussi dans l’extraction illégale de l’or). Les banques sont peu disposées à prêter aux agriculteurs pour diverses raisons : mauvaise expérience avec eux par le passé, garanties absentes (80 pour cent des terres sont détenues en vertu d’un régime foncier coutumier, sans titres de propriété), risques météorologiques et manque d’expertise dans le financement des machines agricoles. Les demandes de crédit sont fastidieuses, le mode de remboursement est très strict et la durée du remboursement (de 12 à 24 mois) n’est pas suffisante pour financer un tracteur. De plus, les taux d’intérêt sont élevés (jusqu’à 35 % par an). Certaines banques acceptent que le tracteur serve de garantie à son financement (avec un premier versement de 30 pour cent), mais cette formule reste anecdotique. La microfinance commence à s’intéresser lentement au monde rural et aux problèmes épineux du financement de l’agriculture à petite échelle (Fonds international de développement agricole) mais n’offre pas encore la possibilité de financer un tracteur.

Fabricants locaux

Au Ghana, divers fabricants produisent des équipements pouvant être utilisés dans les exploitations agricoles (par ex. égreneuses de maïs et moulins à riz). Environ un tiers des propriétaires de tracteurs possèdent également des égreneuses de maïs dans la mesure où la prestation de ce type de service est très rentable. Ils sont payés sur place et en nature (un sac de maïs pour 10 sacs de maïs égrené). Une égreneuse de maïs coûte entre 700 et 1 600 USD. La qualité du matériel varie considérablement et est souvent difficile à évaluer à l’avance car il n’existe pas de normes ou de systèmes de certification. Bien que les fabricants locaux aient contribué au développement dans d’autres pays, ils ne sont pas soutenus par le gouvernement et sont ignorés dans les appels d’offres publics.  

Les petits exploitants agricoles sont exclus des prestations de services

La fourniture de services de tracteurs (par ex. pour le labourage, l’égrenage du maïs et le transport) est assurée par de moyennes et grandes exploitations agricoles (10 à 40 ha) possédant des tracteurs et par un nombre étonnamment important de non-agriculteurs (par ex. anciens agents de vulgarisation, enseignants,  propriétaires de magasins) qui considèrent la prestation de services comme un bon investissement. Les frais de labourage varient de 40 à 60 USD à l’hectare. 71 pour cent des propriétaires de tracteurs possèdent plus de 20 hectares et seulement 4 pour cent moins de 5 (39 ha en moyenne). Les prestataires de services labourent entre 80 et 350 hectares par saison pour le compte de 50 à 300 exploitants agricoles.

Toutefois, les entreprises privées comme l’AMSEC sont souvent peu disposés à offrir leurs services aux petites exploitations agricoles pour la raison que leurs champs sont de petite superficie, fragmentés, dispersés et fréquemment encombrés de souches et de pierres. Parallèlement, il existe une demande suffisante de la part d’exploitations plus importantes offrant de meilleures conditions de labourage. Cette situation est alarmante dans la mesure où l’exclusion des petits exploitants du processus de mécanisation peut entraîner une répartition inégale des revenus et des terres difficile à inverser. Par ailleurs, les petits exploitants obligés d’attendre que leurs champs soient labourés (et ensemencés) risquent de voir chuter leurs rendements si ces opérations sont trop tardives. De plus, ils doivent se satisfaire de labours de moindre qualité dans la mesure où ils sont en position de faiblesse pour négocier et parce qu’ils n’ont pas d’autres solutions et peuvent déjà s’estimer heureux d’être servis. Les femmes sont marginalisées parce qu’elles possèdent de petites parcelles d’une terre de mauvaise qualité et parce que les propriétaires et les conducteurs de tracteurs sont essentiellement des hommes. Certains petits exploitants constituent des groupements pour s’adresser collectivement aux prestataires de services, ce qui réduit les coûts de transaction, améliore l’accès aux services et accroît leur pouvoir de négociation.

La prestation de services de labour n’est rentable que si le matériel ne subit pas de pannes graves car la saison des labours est courte (45 jours dans le nord) et parce qu’il faut plusieurs jours ou plusieurs semaines pour réparer une panne dans la mesure où l’accès à des techniciens est limité. Par ailleurs, la plupart de ces derniers sont des autodidactes sans formation formelle. Les réparations sont souvent improvisées (compte tenu du manque de pièces détachées) et réalisées par tâtonnements. De même, peu de conducteurs de tracteurs ont suivi une formation formelle (ou ont un permis de conduire). La plupart ont appris auprès d’un « maître » dont ils sont les « boys », alors qu’ils sont assis à l’arrière du tracteur. Par conséquent, la qualité du labourage laisse souvent à désirer. Ce problème est exacerbé par le fait que les conducteurs sont payés à l’hectare labouré, ce qui les encourage à travailler aussi vite que possible. Souvent, ils ne labourent pas à la bonne profondeur et ne recouvrent pas complètement les mauvaises herbes, sans compter que les sillons sont rarement droits.  Par ailleurs, les conducteurs labourent régulièrement dans le sens de la pente et ajustent l’obliquité des disques de manière à labourer plus large, ce qui exacerbe les problèmes d’érosion et de dégradation du sol. Cela nous rappelle l’épisode du « Dust Bowl », aux États-Unis, dans les années 1930, une série de tempêtes de poussière dont les conséquences socio-économiques (notamment la migration de masse) sont illustrées dans « Les raisins de la colère », roman de John Steinbeck (lauréat du prix Nobel de littérature en 1962) publié en 1939. Dans de nombreuses régions, l’agriculture de conservation – qui respecte les principes de couverture du sol, de perturbation minimale du sol et de rotation des cultures afin de préserver les sols – pourrait être la meilleure solution, mais elle est rarement pratiquée.

Repenser l’approche

En résumé, au Ghana, les efforts de mécanisation sont motivés par l’argument selon lequel c’est au gouvernement qu’incombe la tâche de mettre des tracteurs à la disposition des agriculteurs. Malheureusement, il n’est pas tenu compte des principaux enseignements qui pourraient être tirés des erreurs du passé.  Au lieu de se focaliser sur la fourniture de machines subventionnées, le gouvernement pourrait être plus efficace en fournissant les biens et services publics nécessaires au soutien du marché privé émergent des tracteurs. Ces biens et services incluraient des installations de formation pour les techniciens et les conducteurs. La formation pourrait être assurée par des organismes privés dont la qualité serait vérifiée par le gouvernement, et elle pourrait associer les avantages d’une formation pratique formelle et informelle. Par ailleurs, les prêts consentis au programme AMSEC pourraient être conditionnés à la prestation de services aux petits agriculteurs ou à l’utilisation d’équipement de semis direct. Les expériences menées dans d’autres pays montrent que la création d’institutions et l’adoption de politiques favorables sont plus efficaces que l’importation de machines par le gouvernement. En Inde, par exemple, ce sont les agriculteurs prêts à investir dans des machines qui ont été le moteur de la mécanisation, alors que la politique de mécanisation a mis l’accent sur la fourniture de biens publics et sur la disponibilité de crédits subventionnés, ainsi que sur la création d’un environnement commercial favorable.

Concept financier : système de garantie des prêts

Les banques hésitent à prêter aux agriculteurs et elles appliquent des taux d’intérêt élevés. Pour s’attaquer à ce problème, l’agence danoise pour le développement international (DANIDA) a mis au point un système de garantie des prêts (10,9 millions de dollars US). La DANIDA couvre 50 pour cent des défauts de paiement à trois banques participantes lorsque celles-ci financent du matériel agricole et lorsque les exploitants agricoles travaillent avec des agriculteurs sous contrat. Cela permet aux banques de réduire leur taux d’intérêt (par ex. de plus de 30 pour cent à 18 pour cent). Cependant, les banques perdent 50 pour cent en cas de défaillance de paiement et sont encouragées à faire en sorte que les clients paient leurs échéances. Certaines banques coopèrent avec les concessionnaires de tracteurs qui couvrent une partie du taux d’intérêt lorsque les tracteurs à financer sont les leurs. Les agriculteurs peuvent étaler le montant annuel des remboursements sur cinq dates choisies par eux dans l’année et décider eux-mêmes des types de machines (en ce qui concerne la qualité, la taille, le prix et le service après-vente) qu’ils veulent financer.


Thomas Daum
Chercheur
Institut d’économie agricole et de sciences sociales dans les pays tropicaux et subtropicaux
Université de Hohenheim
Stuttgart, Allemagne
thomas.daum@uni-hohenheim.de
 

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