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Femmes rurales et sécurité alimentaire – mythes et faits
Il n’est pas rare de lire un article ou un blog traitant du genre et de l’agriculture et affirmant qu’à l’échelle planétaire les femmes représentent 70 pour cent des pauvres, produisent de 60 à 80 pour cent de l’alimentation, possèdent deux pour cent des terres et qu’elles peuvent sauver la planète ! Malheureusement, aucun de ces mythes n’est étayé par des éléments de preuve. De fait, si les femmes pouvaient produire toute cette nourriture, avec très peu de ressources, et être en plus les protectrices de l’environnement, elles seraient vraiment des Wonder Women !
Les mythes persistent parce qu’ils contiennent une once de vérité. Il est vrai qu’à l’échelle mondiale les femmes disposent de moins de ressources qu’il leur en faudrait pour s’acquitter de leurs responsabilités vis-à-vis d’elles mêmes et de leurs familles : assurer leur sécurité alimentaire et nutritionnelle. Toutefois, aucune de ces déclarations n’est étayée par des preuves concrètes fiables et toutes risquent d’entraîner des politiques et actions malavisées. Nous étudions ces mythes dans un récent article paru dans Global Food Security (Doss et al., 2018) et dans lequel nous avons fortement puisé pour rédiger le présent article.
Mythe 1 : 70 pour cent des pauvres de la planète sont des femmes
Commençons par le mythe selon lequel les femmes représentent 70 pour cent des pauvres de la planète. Il est bien connu que les femmes et les filles sont désavantagées pour ce qui est de la scolarité, des terres, des biens, d’avoir leur mot à dire dans leur ménage et dans la société, mais il n’existe aucune donnée étayant cette allégation. Les mesures de la pauvreté sont calculées à partir de données sur les revenus et les dépenses, données qui sont généralement collectées au niveau du ménage et non pas au niveau individuel. Pour affirmer quoi que ce soit sur les niveaux de pauvreté des femmes, on classifie généralement les ménages selon le sexe du chef de ménage ou on fait des hypothèses sur la répartition des ressources au sein du ménage – deux formules qui ne peuvent donner satisfaction.
Le mythe lui-même a des implications démographiquement irréalistes. Il donne à penser que les hommes et les enfants ne représentent que 30 pour cent des pauvres du monde entier, ce qui sous-estime considérablement le nombre d’enfants pauvres. Il ignore également le fait que plus de femmes (en termes absolus) vivent dans des ménages dont le chef est un homme que dans des ménages dirigés par une femme, car les ménages dont le chef est un homme sont plus courants et généralement plus importants.
Pourquoi est-ce que la démystification de ce mythe a de l’importance pour la sécurité alimentaire ? À part présenter les femmes comme des victimes et non pas comme des contributrices à la sécurité alimentaire, l’accent mis sur les femmes présentées comme disproportionnellement pauvres et sur la plus grande vulnérabilité à la pauvreté des ménages dont le chef est une femme peut fausser la conception et la mise en œuvre de programmes et de politiques. Ce point de vue part du principe que toutes les femmes sont identiques alors qu’il existe des femmes pauvres et des femmes riches et que des caractéristiques autres que le genre, par exemple l’ethnicité et l’appartenance à telle ou telle caste, peuvent être plus importantes pour la conception et le ciblage des programmes. L’accent mis sur les femmes chefs de ménages masque également d’importantes différences entre les ménages dirigés par des femmes – les femmes chefs de ménage qui reçoivent des fonds envoyés par un mari migrant, restent en contact avec la famille du mari et attendent au retour de leur mari, sont très différentes des femmes chefs de ménage veuves ou divorcées. En ignorant les enfants de sexe féminin et les adolescentes, le mythe fait abstraction des différentes expériences pendant le cycle de vie.
Mythe 2 : les femmes produisent de 60 à 80 pour cent de l’alimentation
Le deuxième mythe – celui qui veut que les femmes produisent de 60 à 80 pour cent de l’alimentation mondiale – est également populaire, notamment lorsqu’on parle de l’agriculture africaine. Il est vrai que les femmes jouent un rôle important pour la sécurité alimentaire, notamment dans leur propre ménage. Les jardins potagers des femmes ou les parcelles de l’exploitation dont elles s’occupent jouent un rôle important dans la disponibilité de produits alimentaires variés, et dans certains contextes, les femmes cultivent également une part importante des céréales de base ou des racines comestibles consommées par le ménage. Elles participent également aux travaux des exploitations familiales ou travaillent contre rémunération dans les exploitations d’autres personnes.
Mais il n’existe aucune donnée à l’appui d’une déclaration sur la quantité d’aliments produits par les femmes. Premièrement, il est difficile, sinon impossible, d’attribuer aux femmes une part des aliments produits. À de très rares exceptions, la majeure partie de la production des petits exploitants agricoles dépend du travail des hommes et des femmes, si bien qu’il est difficile de dire quelle partie de la production revient aux unes ou aux autres. Deuxièmement, il n’est pas simple de mesurer le travail agricole. Même s’il était possible de le mesurer de manière précise, la compilation des différentes tâches resterait difficile. Est-ce qu’une heure de désherbage compte autant qu’une heure passée à travailler le sol ? Sans compter que les hommes et les femmes ont tendance à effectuer des tâches différentes. Par ailleurs, une bonne partie des travaux assurés par les femmes pour produire des aliments, par exemple s’occuper des jardins potagers, du petit bétail ou de la volaille, n’est souvent pas comprise dans les travaux agricoles.
Il est primordial de disposer de données plus fiables sur les travaux des femmes et des hommes dans la production agricole et celle du ménage afin de concevoir des politiques visant à promouvoir la sécurité alimentaire. Lorsque de nouvelles opportunités se présentent, grâce à l’évolution des marchés ou des technologies, ce sont les normes sociales et les modes traditionnels de travail qui déterminent qui va bénéficier de ces opportunités. La responsabilité des femmes en ce qui concerne les tâches domestiques et la production alimentaire peut limiter leur capacité à tirer profit de ces opportunités. Pour améliorer la sécurité alimentaire, nous ne devrions pas mesurer la quantité d’aliments produite par les femmes, mais reconnaître que l’agriculture est importante pour les femmes rurales, améliorer leur accès aux ressources nécessaires pour une agriculture productive, et réduire le temps et l’énergie consacrés aux travaux agricoles et ménagers, y compris à la transformation et la préparation des aliments.
Mythe 3 : les femmes possèdent de un à deux pour cent des terres
Un troisième mythe veut qu’à l’échelle mondiale les femmes possèdent de un à deux pour cent des terres. Ce mythe est souvent lié à des questions de sécurité alimentaire. Le problème est que les femmes consacrent beaucoup de temps à la production des aliments mais qu’elles possèdent rarement les terres qu’elles cultivent. Il est vrai que les systèmes juridiques et les normes patriarcales de genre peuvent interdire aux femmes d’acquérir et de garder des terres ou rendre cette opération plus difficile. Par ailleurs les femmes sont désavantagées par la plupart des régimes successoraux.
Là encore, aucune preuve ne vient étayer ce mythe. Premièrement, il suppose que les hommes possèdent les 98 à 99 pour cent de terres qui restent, alors qu’une part considérable des terres relève d’une forme ou d’une autre de droit de propriété coutumier ou appartiennent à l’État, sans documents officiels (titres de propriété). Deuxièmement, en ce qui concerne les terres appartenant à quelqu’un, il ne tient pas compte des terres qui appartiennent conjointement à un homme et une femme, ce qui représente une proportion considérable des terres dans de nombreux pays. Enfin, les analyses de données nationalement représentatives issues d’Afrique (Doss et al., 2015) montrent toutes que sur les terres appartenant à des particuliers, la part qui revient aux femmes varie de quatre pour cent au Nigeria à 40 pour cent au Malawi. Ces pourcentages illustrent bien la grande diversité des régimes de propriété foncière en Afrique et sont assurément supérieurs à deux pour cent.
Pour assurer la sécurité alimentaire, il est primordial que les agriculteurs, hommes et femmes, disposent de garanties de propriété des terres qu’ils cultivent. Les hommes comme les femmes risquent de perdre des terres, mais les femmes sont exposées à un risque supplémentaire car elles peuvent ne plus pouvoir accéder à leurs terres en cas de divorce ou de décès du mari. Il faudrait donc accorder une attention particulière au renforcement du régime de propriété foncière, notamment aux droits des femmes dans ce domaine. Aussi bien le droit foncier que le droit familial – y compris le droit successoral et le droit matrimonial – doivent protéger et faire respecter les droits des femmes à posséder des terres ou en hériter. Les droits des femmes doivent être protégés lorsque les droits fonciers sont formalisés par l’attribution de titres ou de certificats, par de simples mesures consistant, par exemple, à avoir les noms des femmes sur les titres de propriété foncière. Les femmes doivent également connaître leurs droits, être en mesure de les faire respecter et contester les normes sociales limitant leurs droits à la propriété foncière. Des programmes de formation juridique et la mobilisation de travailleurs communautaires en tant qu’assistants juridiques peuvent contribuer à actualiser les droits des femmes à la propriété foncière.
Le mythe voulant que les femmes ne possèdent que un à deux pour cent des terres donne une fausse image de la réalité et cache la diversité des situations foncières. Les solutions proposées ont tendance à simplement promouvoir l’établissement de titres de propriété aux noms des femmes, alors que la solution recherchée est plus complexe. Une meilleure disponibilité de données sur la propriété des terres et sur les droits à la propriété foncière, désagrégées par sexe, donnera les moyens de suivre les changements dans le temps.
Mythe 4 : les femmes sont de meilleures gardiennes de l’environnement
Le dernier mythe veut que les femmes soient plus respectueuses de l’environnement. Ce mythe repose sur le fait que les femmes ayant comme responsabilité traditionnelle de ramasser le bois de chauffage, d’aller chercher l’eau et de gérer l’agriculture, elles sont particulièrement affectées par l’épuisement des ressources naturelles et sont par conséquent encouragées à économiser les ressources. Ce mythe donne également à penser que les femmes nourrissent leurs familles et leurs communautés avec des produits sains et cultivés de manière durable. Souvent, les femmes ont effectivement des connaissances spéciales concernant certaines ressources, par exemple les plantes médicinales ou les variétés de végétaux cultivés, et lorsqu’elles sont responsables de la sélection et du stockage des semences, elles peuvent protéger la biodiversité. Ce mythe a été utile en attirant l’attention sur les connaissances des femmes, qui sont trop souvent négligées par les projets qui ont tendance à surtout tenir compte des hommes.
Le premier problème, avec ce mythe, est que les éléments de preuve sont très mitigés : dans certains contextes, les femmes gèrent mieux les ressources environnementales, mais dans d’autres, ce n’est pas le cas. Cela dépend en grande partie de la mesure dans laquelle les femmes sont encouragées à s’investir dans la gestion des ressources naturelles. Un deuxième problème tient à ce que ce mythe traite toutes les femmes de la même façon, simplifie le lien entre les femmes et la nature et néglige le rôle des hommes dans la préservation des ressources naturelles. Des études utilisant des données fournies par de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ont montré que les hommes jouent souvent un rôle plus important qu’on le suppose, par exemple en ce qui concerne le ramassage du bois de chauffage, et d’importantes différences existent d’un site à l’autre. Les actions des femmes peuvent être plus motivées par leurs limites dans la gestion d’autres ressources, le désir de réduire leurs propres charges de travail ou un moyen de garantir un soutien aux personnes âgées dans les communautés où les femmes ne contrôlent pas les ressources – que par un lien intrinsèque avec la nature.
Enfin, ce mythe peut conduire à des politiques et programmes inefficaces. En ciblant les femmes avec des projets agricoles respectueux de l’environnement ou climato-intelligents, on peut accroître leurs charges de travail et ignorer les potentialités et les complémentarités réelles des hommes et des femmes en matière de connaissances et de compétences. Au lieu de partir du principe que les femmes sont naturellement de meilleures gestionnaires des ressources, la reconnaissance du fait que les rôles des femmes (et des hommes), en ce qui concerne la préservation des ressources naturelles, sont divers aide à identifier d’autres facteurs ayant une influence sur la préservation de la nature, notamment la sécurité de propriété foncière, l’accès aux informations et aux ressources complémentaires (par exemple argent, main-d’œuvre, ou pouvoir de sanctionner) nécessaires pour protéger et préserver les ressources afin d’assurer la sécurité alimentaire à long terme. Par exemple, le fait d’offrir aux femmes la sécurité de la propriété foncière peut les encourager à investir dans les ressources naturelles.
Pourquoi ces mythes persistent-ils ?
Bien que destinés à souligner les contributions des femmes rurales à la sécurité alimentaire et à la gestion des ressources naturelles malgré les inégalités et les discriminations dont elles font l’objet, ces faits stylisés tendent à stéréotyper les femmes et en faire des victimes ou des salvatrices, à les traiter comme un groupe monolithique, à ignorer le rôle des hommes, des communautés et des institutions, et à constituer une base simpliste, voire trompeuse pour la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques et programmes visant à promouvoir la sécurité alimentaire et l’égalité de genre.
Et pourtant, ils perdurent. Une raison à cela est le manque de données : les données sur les revenus et les biens sont souvent collectées au niveau du ménage et, par défaut, les études traitent souvent l’homme comme le chef de ménage et unique propriétaire des biens. Le ménage est encore fréquemment conceptualisé comme unitaire – c’est une entité où toutes les ressources sont mises en commun et où c’est le chef de ménage qui prend toutes les décisions. Cette conceptualisation omet le rôle des femmes au niveau des prises de décisions, ainsi que la réalité suivante : dans un grand nombre de ménages, de nombreuses ressources sont possédées ou contrôlées en commun et de nombreuses décisions sont prises conjointement. Cette persistance de perception peut remonter à l’utilisation de « tactiques alarmistes » dans le plaidoyer : les exagérations sont souvent efficaces dans le ralliement à une cause et l’obtention de fonds. L’inertie joue un rôle : dès lors qu’un système de statistiques ou qu’une méthode de collecte et d’analyse de données est en place, il est très difficile d’en changer. Finalement, les mythes ont tous un élément de vérité. Donc, la remise en question des mythes est souvent perçue comme une remise en cause de l’importance des femmes dans l’agriculture.
Comment faire mieux ?
La première étape consiste à reconnaître que les quatre mythes, malgré leur part de vérité, sont infondés. Nous devons cesser de les utiliser, même s’ils sont pratiques, et dénoncer ceux qui les utilisent. La deuxième consiste à investir dans l’amélioration des collectes de données fondée sur une meilleure compréhension du fonctionnement des ménages et sur la façon dont les femmes et les hommes se comportent les uns vis-à-vis des autres et collaborent dans différentes sociétés. Le troisième consiste à tirer les leçons des projets de manière à pouvoir concevoir et mettre en œuvre de meilleurs projets pour les femmes et leurs familles – dans une nouvelle génération de projets agricoles axés sur la nutrition, par exemple, on a constaté qu’en impliquant explicitement les hommes et en les faisant participer à des conversations ou des communications visant à modifier les rôles de genre, on améliore la réussite des projets. Enfin, nous devons travailler avec les femmes et les hommes pour comprendre les contraintes auxquelles ils et elles sont exposés et qui sont façonnées par leurs rôles et dynamiques de genre, ainsi que par d’autres formes de différence sociale.
Agnes Quisumbing et Ruth Meinzen-Dick sont chargées de recherche principales et Sophie Theis est analyste de recherche à l’International Food Policy Research Institute, Washington DC, USA.
Cheryl Doss est professeure associée et chargée de cours en économie du développement à l’université d’Oxford, UK.
Contact : a.quisumbing@cgiar.org
Références
Doss, C. R.; Meinzen-Dick, R.; Quisumbing, A. R. and Theis, S. 2018. Women in Agriculture: Four Myths. Global Food Security 16: 69-74.
Doss, C., Kovarik, C., Peterman, A., Quisumbing, A. R., van den Bold, M. 2015. Gender inequalities in ownership and control of land in Africa: Myths versus reality. Agricultural Economics 46 (2015) p. 1–32.
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