Des crises multiples changent le monde

L’arrivée de la pandémie de Covid-19 a coûté de nombreuses vies, a fait basculer des millions de personnes dans l’extrême pauvreté, a freiné les perspectives d’investissement et a laissé de profondes cicatrices dans le capital humain sous formes de pertes de savoir et d’emplois. En outre, il y a les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’auteure décrit le vaste éventail d’impacts socio-économiques que ces crises concomitantes ont dans diverses régions du monde et appelle la communauté internationale à prendre des mesures conjointes et déterminées.

Suite à l’arrivée de la pandémie, l’économie mondiale a connu sa plus grave récession depuis la Seconde Guerre mondiale. En effet, en 2020, le produit intérieur brut a reculé de 3,3 pour cent. Face à cette situation, les gouvernements n’ont pas tardé à prendre des mesures de soutien macroéconomique, notamment en réduisant les taux d’intérêts directeurs, en offrant des liquidités et en mettant en œuvre un soutien budgétaire considérable s’élevant à environ 30 pour cent du PIB dans les économies avancées et à 7 pour cent dans les marchés émergents et les économies en développement (MEED) en 2020.

Le soutien macroéconomique et la réouverture économique se sont finalement traduits par un rebond d’activité, si bien que la production mondiale a augmenté de 5,7 pour cent en 2021. Malgré cela, le PIB mondial est resté d’environ 3 pour cent inférieur à son niveau prépandémique – autrement dit, sous le niveau de production auquel on était en droit de s’attendre en l’absence de pandémie.

La reprise amorcée en 2021 a été exceptionnellement inégale. Dans les MEED elle a été moins forte que dans les économies avancées, en partie en raison de mesures de relance budgétaire plus faibles et de grandes inégalités d’accès aux vaccins. Alors que dans les économies avancées on s’attendait à ce que la production et l’investissement retrouvent progressivement leurs tendances prépandémiques, dans les MEED – notamment dans les petits États et dans les pays fragilisés par des conflits – on s’attendait à ce qu’ils restent sensiblement inférieurs.  

Alors qu’elle ressent encore les effets de plus de deux ans de pandémie, l’économie mondiale est confrontée à une autre secousse majeure. L’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie au début de 2022 a non seulement précipité une catastrophe humanitaire, mais a aussi entraîné un profond ralentissement régional avec de considérables retombées négatives à l’échelle mondiale. Ces retombées exacerbent les tensions préexistantes dues à la pandémie et se manifestent notamment par des goulots d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement mondiales et l’accroissement de la volatilité des marchés de produits de base.

L’économie mondiale devrait connaître un fort ralentissement


Dans ce contexte considérablement plus difficile, l’économie mondiale devrait, après une reprise initiale faisant suite à une récession mondiale, connaître son plus fort ralentissement en plus de 80 ans. Selon les projections, la croissance mondiale devrait passer de 5,7 pour cent en 2021 à 2,9 pour cent en 2022, pour atteindre 3 pour cent en moyenne en 2023-24. Les effets de l’invasion ont également entraîné une réduction supplémentaire de l’espace de politique publique qui est aujourd’hui bien plus restreint qu’au début de la pandémie, notamment dans les MEED. L’augmentation des coûts d’emprunt mondiaux accroît le risque de pressions financières dans les nombreux MEED qui, au cours de la dernière décennie, se sont endettés le plus rapidement en plus d’un demi-siècle.

Dans les MEED, la reprise économique après la récession de 2020 due à la pandémie ralentissait déjà avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Alors que la reprise après la récession de 2020 n’est que partielle, dans la plupart des MEED l’activité devrait brutalement ralentir cette année. La croissance des MEED devrait pratiquement diminuer de moitié (de 6,6 pour cent en 2021 à 3,4 pour cent en 2022). Les investissements, qui devaient déjà être modérés, devraient encore ralentir en raison du manque de confiance des investisseurs, de l’augmentation des taux d’intérêt et de l’incertitude accrue concernant les perspectives et la politique de croissance, notamment dans les économies considérées comme moins solvables.

L’invasion et ses retombées ont différentes conséquences dans les régions des MEED. En dehors de l’Europe et de l’Asie centrale, les effets ont lourdement pesé dans les régions comptant un grand nombre d’importateurs de produits de base, ainsi que dans celles où les pays sont particulièrement vulnérables à l’augmentation de l’inflation mondiale et à l’aversion des investisseurs pour le risque. L’accroissement du coût des aliments devrait avoir des effets particulièrement néfastes à court terme, notamment dans les pays dépendant des importations de denrées de base telles que le blé et le maïs (voir également l’article « Les systèmes d’alimentation mondiaux dans le sillage de la Covid-19 »).

Les retombées de l’invasion, sous forme d’augmentation des prix de l’énergie et des aliments, réduisent les revenus et accroissent le coût des intrants, ce qui a des impacts particulièrement négatifs sur les termes des échanges de l’Asie du Sud. En raison des confinements en Chine et des récentes fluctuations des prix des produits de base, les prévisions de l’activité se sont également dégradées cette année dans l’Asie de l’Est et dans le Pacifique, alors qu’en Afrique sub-saharienne, les prévisions ont chuté, à l’exclusion d’importants exportateurs d’énergie tels que le Nigeria. À l’opposé, certaines régions comptant de grands nombres d’exportateurs de produits de base, notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, devraient profiter de l’accroissement considérable des prix de l’énergie, de certains produits agricoles et de plusieurs métaux. Toutefois, l’accroissement de l’incertitude politique, la volatilité des prix, l’augmentation des coûts des intrants et la diminution de la demande mondiale devraient tous réduire les nouveaux investissements, y compris dans les secteurs extractifs.

Dans les pays à faibles revenus, la pauvreté et l’insécurité alimentaire vont augmenter


Dans les pays à faibles revenus (PFR), l’invasion de l’Ukraine par la Russie devrait augmenter la pauvreté et aggraver l’insécurité alimentaire. Leur consommation alimentaire représente plus de 45 pour cent des dépenses totales des ménages alors que l’alimentation reste très dépendante des denrées alimentaires de base, notamment du blé. Les perturbations des importations de blé de Russie et d’Ukraine, ajoutées à la forte augmentation des prix mondiaux, devraient donc fortement freiner la croissance des PFR et ralentir la réduction de la pauvreté, notamment dans les économies où de larges tranches de la population sont déjà exposées à l’insécurité alimentaire (République démocratique du Congo, Éthiopie, Madagascar, Mozambique, Sud Soudan).

Dans les PFR fragiles touchés par des conflits, on estime que les niveaux élevés de violence et d’insécurité devraient accélérer encore davantage la détérioration de la sécurité alimentaire. Dans bon nombre d’entre eux, la production alimentaire devrait rester limitée. Quelques pays ont connu une aggravation des épisodes de sécheresse, avec des pluies tardives ou inférieures à la normale, (Corne de l’Afrique – Éthiopie, Somalie, Soudan, Ouganda), alors que d’autres ont connu des retards d’ensemencement dus à l’insuffisance des pluies (Burundi, Madagascar, Malawi, Mozambique). Dans certains PFR, on s’attend à ce que les prix élevés des céréales limitent la capacité des agriculteurs (notamment ceux qui dépendent fortement de l’agriculture de subsistance) à acheter suffisamment de semences pour la nouvelle saison de culture et d’aliments pour leurs bêtes. La guerre en Ukraine a également profondément perturbé l’approvisionnement mondial en engrais, produit dont la Russie est le plus grand exportateur au monde. L’augmentation du prix des engrais et des carburants devrait, elle aussi, peser lourdement sur la production agricole.  

Les conséquences négatives de la pandémie, de l’inflation et de la guerre se renforcent mutuellement


À l’échelle mondiale, on estime que les effets combinés de la pandémie, de l’accroissement de l’inflation, de la guerre en Ukraine et de facteurs spécifiques aux pays devraient entraîner, d’ici la fin de l’année, une augmentation nette de 75 millions de personnes vivant dans l’extrême pauvreté par rapport aux projections d’avant la pandémie, surtout dans les régions où le niveau de pauvreté est déjà élevé. En 2023, le revenu par personne devrait être inférieur à ce qu’il était avant la pandémie dans environ la moitié des pays d’Asie de l’Est et du Pacifique (essentiellement de petites économies insulaires), au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, en Amérique latine et aux Caraïbes, et en Afrique sub-saharienne. Au sein des régions, la reprise en revenu par personne devrait être la plus faible dans les pays à faibles revenus et les économies insulaires dépendant du tourisme et dans lesquels les revenus restent très bas par rapport à leurs niveaux d’avant la pandémie. Dans les petits pays MEED dépendant du tourisme (pays de moins de 1,5 million d’habitants), et dont la plupart se situent en Asie de l’Est, dans le Pacifique et dans l’ALC, le revenu par habitant sera sans doute inférieur de 7 pour cent à son niveau d’avant la pandémie.

La pandémie pèse moins lourdement sur les perspectives à court terme des marchés émergents et des économies en développement, mais on s’attend toujours à ce qu’elle ait des effets durables sur la croissance à long terme des pays, effets dont beaucoup seront aggravés par ceux de la guerre. Les conséquences de ces deux crises sur le capital humain, la confiance des investisseurs, la formation brute de capital et les chaînes d’approvisionnement pèseront sur les perspectives de croissance à long terme. En conséquence, la croissance potentielle des MEED devrait être inférieure à 4 pour cent entre 2022 et 30, soit nettement moins que ce qu’elle était dans les années 2010 (environ 5 pour cent).

« Le désendettement doit être rapide, exhaustif et conséquent pour minimiser les risques sur les perspectives de croissance »

Beaucoup des pays les plus pauvres du monde restent à la traîne et il reste beaucoup à faire pour inverser les coûts humains et économiques vertigineux de la pandémie, et contrer les conséquences néfastes de l’invasion. Les systèmes éducatifs de nombreux MEED connaissent leur pire crise depuis 100 ans. À l’échelle mondiale, environ 131 millions d’enfants ont raté les trois quarts de leur temps d’étude en présentiel de mars 2020 à septembre 2021. Compte tenu des longues fermetures d’écoles et de l’efficacité variable de l’enseignement à distance, la pauvreté de l’apprentissage dans les pays à faible et moyen revenus s’est considérablement accrue. Ainsi, la proportion des enfants de moins de 10 ans incapables de lire et de comprendre un texte simple, qui dépassait déjà les 50 pour cent avant la pandémie, devrait dépasser les 70 pour cent (voir également l’article « Les enfants perdent espoir »).

La communauté mondiale doit intensifier les efforts visant à atténuer les effets des crises humanitaires dues à la guerre en Ukraine et à d’autres conflits ailleurs. L’aide internationale sera nécessaire pour atténuer les conséquences de la forte augmentation des prix du pétrole et des produits alimentaires, notamment dans les pays pauvres confrontés à des risques aigus d’insécurité alimentaire. Les conséquences de la guerre, et d’elle seule, pourraient à nouveau exposer des millions de personnes à l’insécurité alimentaire au cours des deux années à venir. De leur côté, les décideurs politiques des MEED doivent s’abstenir de mettre en œuvre des restrictions des exportations ou des mesures de contrôle des prix qui pourraient avoir comme conséquence d’amplifier l’augmentation des prix des produits de base. La hausse de l’inflation, le resserrement des conditions financières et les niveaux élevés de la dette limitant l’espace de politique publique, la priorité pourrait être redonnée aux dépenses d’aide ciblée sur les ménages vulnérables.

Le monde doit mieux se préparer aux pandémies


Il faut poursuivre les efforts visant à mettre fin à la pandémie de Covid-19, notamment dans les pays les plus pauvres. Des actions collectives soutenues sont nécessaires pour renforcer l’état de préparation aux pandémies mondiales et élargir rapidement les campagnes de vaccination. L’élargissement de la couverture vaccinale est une priorité mondiale, surtout dans les PFR, où moins de 20 pour cent de la population a été pleinement vaccinée en raison d’une combinaison d’approvisionnement insuffisant, de problèmes logistiques et d’hésitation vaccinale (voir également l’article « Jamais nous n’avons été dans une meilleure position pour mettre fin à la pandémie »). La majeure partie de la capacité actuelle de production de vaccins continue d’être affectée aux campagnes de vaccination et de rappels dans les pays à revenus élevés.

Des efforts d’allègement de la dette coordonnés à l’échelle mondiale, notamment par le cadre commun du G20 pour les traitements de dette, sont indispensables pour aider les MEED dans lesquels la viabilité de la dette s’est considérablement détériorée face à la faiblesse de la croissance, à la forte montée des prix des produits de base et au resserrement des conditions financières. La dynamique de la dette est particulièrement défavorable dans les PFR dont environ la moitié étaient exposés ou risquaient fortement d’être exposés au surendettement avant l’invasion de l’Ukraine.  Cela vaut également pour environ un tiers des petits États MEED. Par le passé, les retards de résolution des problèmes d’endettement insoutenable ont eu de graves conséquences économiques pour les pays concernés. Par conséquent, l’allègement de la dette doit être rapide, complet et conséquent pour minimiser les risques aux perspectives de croissance. Les institutions financières internationales peuvent apporter leur contribution en soulageant les pressions du service de la dette à court terme.

À long terme, il faudra appliquer des politiques publiques visant à remédier aux dommages causés par la pandémie et la guerre aux perspectives de croissance, notamment des politiques de prévention de la fragmentation dans les réseaux commerciaux, d’amélioration de l’éducation et d’accroissement du taux de participation au marché du travail. Pour lutter contre les risques d’augmentation des coûts par la fragmentation commerciale et financière, les décideurs politiques peuvent mettre en place des mesures visant à améliorer la résilience commerciale et à promouvoir la diversification.

En outre, l’inversion des effets néfastes de la Covid-19 sur les perspectives de croissance nécessitera des efforts politiques considérables, notamment des investissements dans l’éducation et l’accroissement du taux de participation au marché du travail grâce à des politiques dynamiques du marché du travail, surtout pour les femmes. Le télé-enseignement et l’enseignement hybride, qui sont devenus une nécessité pendant la pandémie, peuvent transformer l’avenir de l’enseignement à condition que les systèmes soient renforcés et que la technologie soit mieux exploitée. La promotion de la numérisation et l’amélioration de la connectivité sont au nombre des mesures susceptibles d’accroître l’efficacité des dépenses consacrées à l’enseignement. Il faut également encourager l’égalité devant l’enseignement, notamment en mobilisant des ressources pour les élèves défavorisés, tels que ceux qui sont déplacés par les guerres et les conflits. Enfin, on a également besoin de programmes souples visant à assurer l’apprentissage tout au long de la vie et la requalification des chômeurs.


Collette Mari Wheeler est économiste senior au groupe Prospects de la Banque mondiale. Elle compte parmi les principaux auteurs du rapport phare de l’institution, Global Economic Prospects, qui présente le point de vue de la Banque mondiale sur l’économie mondiale. Avant d’entrer au service de la Banque mondiale, elle a travaillé dans une société de conseil en économie. Elle a un MA en développement économique et un BA en économie et en philosophie de l’université Vanderbilt, Tennessee, États-Unis.

Contact : cwheeler(at)worldbank.org

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