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Biodiversité et agriculture – rivalité ou nouvelle amitié ?
La biodiversité joue un rôle crucial dans la réalisation de la sécurité alimentaire et de la nutrition pour tous. Elle assure également des services écosystémiques de régulation et de soutien pour l’agriculture, notamment en ce qui concerne le cycle des nutriments, la formation et la réhabilitation des sols, les habitats des espèces sauvages, la lutte biologique contre les parasites et la pollinisation. Grâce à la biodiversité, les systèmes de production et les moyens de subsistance sont plus résilients aux chocs et aux perturbations, y compris aux effets du changement climatique.
Mais malgré des efforts mondiaux remontant à plusieurs décennies, la biodiversité continue de perdre du terrain. Dans leurs publications de 2019, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) apportent la preuve que bon nombre des facteurs ayant une incidence négative sur la biodiversité sont en partie dus à des pratiques agricoles inappropriées.
Sans changements dans les modes de production et de consommation et sans réduction du gaspillage et des pertes alimentaires, les secteurs agricoles vont avoir du mal à faire face à la future demande. À mesure que cette dernière augmente, le rôle des secteurs agricoles dans l’utilisation durable et la conservation de la biodiversité va prendre encore plus d’importance.
En ce qui concerne la biodiversité et la sécurité alimentaire, la transformation des systèmes alimentaires et le passage à une agriculture durable s’inscrivent dans un débat plus vaste sur le rôle de la taille des exploitations dans la sécurité alimentaire, la biodiversité et la fragmentation des paysages, ainsi que sur l’opposition entre land-sharing (agriculture extensive) et land-sparing (agriculture intensive), et ont récemment été abordés dans l’élaboration du cadre mondial de la biodiversité pour l’après-2020.
Ce qui suit met l’accent sur les systèmes terrestres (essentiellement de production agricole), malgré le rôle important de la biodiversité et de sa gestion dans les écosystèmes marins et côtiers et dans les eaux intérieures, et les divers rôles de l’élevage dans de nombreux écosystèmes.
Biodiversité sur quelle terre ?
Il y a plus de 12 000 ans que les humains façonnent la planète. Par conséquent, les actuelles pertes de biodiversité sont non seulement dues à la dégradation anthropique d’écosystèmes « naturels » intacts, mais aussi, et surtout, à des changements de l’intensité d’utilisation des terres déjà modifiées.
Une grande partie des régions de la planète particulièrement riches en biodiversité est constituée de forêts ou de zones arides couvrant environ un tiers de la superficie terrestre. Ces régions sont souvent gérées par des populations autochtones selon des systèmes traditionnels d’exploitation peu intense (chasse et collecte, par exemple). Environ un autre tiers de la superficie terrestre est trop froid ou sec pour une exploitation permanente par l’homme, ou est couvert de zones arbustives ou de prairies.
Les terres agricoles représentent plus d’un tiers de la superficie terrestre. Elles incluent des paysages agricoles variés, avec une mosaïque dynamique et productive de communautés écologiques à divers stades de succession, et les modifications culturelles se sont poursuivies pendant des millénaires dans de nombreuses régions, souvent dans le cadre de petites exploitations où une riche biodiversité végétale et agricole s’est développée et a été préservée. Au moins un quart de la superficie terrestre mondiale est traditionnellement occupé, utilisé ou géré par des populations autochtones, et dans ces régions, la biodiversité décline généralement moins vite qu’ailleurs.
Pratiques respectueuses de la biodiversité et diversité des paysages – une partie de la solution
Au cours de la prochaine décennie, les secteurs agricoles – y compris la production végétale et animale, la foresterie, la pêche et l’aquaculture – doivent rapidement améliorer les meilleures pratiques identifiées pour gérer la biodiversité alimentaire et agricole et pour stopper la perte de biodiversité à l’intérieur et à l’extérieur des systèmes agricoles. Des rapports de pays membres de la FAO sur l’État de la biodiversité pour l’alimentation et l’agriculture dans le monde font état d’une utilisation accrue d’un large éventail de pratiques et d’approches de gestion (gestion des paysages et approches écosystémiques, agroforesterie ou gestion durable des sols) considérées comme favorables à l’utilisation durable et à la conservation de la biodiversité pour l’alimentation et l’agriculture au niveau du paysage, de l’exploitation ou du champ.
Il est toutefois difficile de déterminer dans quelle mesure ces approches sont mises en œuvre. Premièrement parce que, notamment dans les systèmes de petites exploitations, de nombreuses pratiques axées sur la biodiversité sont relativement complexes, peuvent exiger de nombreuses connaissances et sont sensibles au contexte et au lieu, et deuxièmement parce que l’efficacité de peu de méthodes d’évaluation et de détermination de liens de cause à effet a été démontrée, alors que les avantages des pratiques se matérialisent à plus ou moins long terme.
Un débat est actuellement en cours sur l’impact que les pratiques, d’une part, et la taille de l’exploitation ou de la parcelle, d’autre part, peuvent avoir sur la biodiversité. Le rapport de la FAO montre que les paysages agricoles peuvent offrir des habitats à la biodiversité et promouvoir la connectivité entre les aires protégées et d’autres zones riches en biodiversité.
La taille de l’exploitation et du champ – bien que différente – est une dimension de l’hétérogénéité du paysage car les petits systèmes agricoles avec lisières de champs très denses, bandes tampons, haies et arbres offrent des habitats et peuvent améliorer la biodiversité associée (p. ex. pollinisateurs, ennemis naturels des parasites). C’est là que les petits exploitants entrent en jeu.
À l’échelle mondiale, les exploitations agricoles de moins de deux hectares représentent 84 pour cent de la totalité des exploitations et occupent environ 12 pour cent des terres cultivées ; on a constaté qu’elles hébergeaient une plus grande biodiversité agricole et non agricole, à l’échelle de l’exploitation et du paysage, comparativement aux grandes exploitations, comme l’a montré une récente publication dans Nature Sustainability.
Les champs de très petite superficie occupent une part considérable dans l’agriculture totale en Asie et en Afrique, mais jouent un moindre rôle en Europe de l’Ouest, alors que les champs de grande superficie prédominent dans les pays de l’ex-Union soviétique, aux États-Unis, au Brésil, en Australie, en Argentine et au Canada. Selon le numéro de juin 2021 de World Development, les grandes exploitations de plus de 50 hectares représentent un pour cent du nombre total d’exploitations mais occupent 70 pour cent de la totalité des terres cultivées.
Évolution souhaitée des systèmes agricoles
C’est dans les zones rurales et dans les petites exploitations agricoles des pays en développement, où la diversité des aliments consommés est souvent faible, que la faim et la pauvreté sont les plus répandues. Face à la croissance démographique et à la pauvreté, les systèmes de petites exploitations agricoles peuvent entraîner une perte de biodiversité, notamment en raison de l’expansion des terres cultivées aux dépens des forêts qui hébergent une part importante de la biodiversité sauvage.
Entre 2000 et 2010, l’extension de l’agriculture locale de subsistance a représenté 33 pour cent de la déforestation dans les régions tropicales et subtropicales. Ce phénomène se retrouve également dans les secteurs commerciaux : pendant cette même période, l’agriculture commerciale à grande échelle a représenté environ 40 pour cent de la déforestation dans les régions tropicales et subtropicales et 70 pour cent de la déforestation en Amérique latine.
Dans les systèmes plus intensifs à grande échelle, les politiques agro-environnementales doivent viser à réduire la taille des champs et la part des récoltes faisant l’objet d’une gestion intensive particulière tout en encourageant la diversification. Dans les régions moins riches en biodiversité et les systèmes agricoles à faibles intrants externes, l’intensification est une solution pour réduire les écarts de rendement agricole sans nécessairement entraîner un recul supplémentaire de la biodiversité.
Pour cela, on peut améliorer la gestion des nutriments, de l’eau, des parasites et des maladies, et adopter des méthodes innovantes telles que l’agriculture de précision ou intelligente face au climat ; il faut toutefois veiller à ne pas créer de menaces pour les ressources génétiques traditionnelles pour l’alimentation, l’agriculture et les espèces sauvages dépendant de paysages gérés de manière extensive.
L’agriculture peut avoir un impact sur la biodiversité, mais l’intensité et l’importance de cet impact dépendent de la richesse, de l’abondance et de l’endémisme de la biodiversité dans la zone ou l’exploitation intensifiée et ses environs. Même si l’expansion et l’intensification agricoles ont déjà eu lieu, il existe des moyens d’améliorer les services écosystémiques ou d’améliorer la productivité grâce à l’utilisation de diverses pratiques et approches respectueuses de la biodiversité, comme indiqué plus haut. Lorsque les écosystèmes productifs sont dégradés, il faut leur redonner leur potentiel productif.
Utilisation durable, conservation et restauration de la biodiversité – cibler les parties prenantes du secteur agricole
Les responsables des orientations politiques doivent équilibrer leurs décisions concernant l’utilisation des terres pour la conservation de la biodiversité et la production agricole, en tenant compte des besoins des parties prenantes, et identifier les points névralgiques de la biodiversité, ainsi que les futurs conflits potentiels et pertes de résilience environnementale et sociétale.
Les petits exploitants sont à la fois des producteurs d’aliments et des protecteurs de la biodiversité. Alors qu’à l’échelle mondiale la superficie des terres qu’ils gèrent est faible, leur nombre est collectivement important et leur contribution à la sécurité alimentaire est considérable. Toutefois, les taux de pauvreté des personnes vivant en milieu rural sont élevés. Pour ce groupe – qui a été négligé par la R&D et les services de vulgarisation dans de nombreux pays à revenu faible à moyen – la conservation de la biodiversité doit être liée à la sécurité alimentaire et à l’amélioration des moyens de subsistance.
Ce lien pourrait récompenser les petits exploitants pour les avantages de conservation qu’ils procurent aux ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture et à la biodiversité sauvage associée (p. ex. pollinisateurs), et améliorer leur accès au marché grâce à des programmes de commande publique pour les méthodes de production respectueuses de la biodiversité ou aux marchés spécialisés de produits alimentaires traditionnels où les prix sont plus élevés.
Les politiques doivent également veiller à ce que l’intensification de l’agriculture n’entraîne pas des réductions de la diversité génétique alimentaire et agricole, et à ce que des investissements et des mesures d’incitation encouragent la diversification de l’agriculture, de la santé et du bien-être.
À l’échelle mondiale, la superficie des terres gérées par des agriculteurs autres que les petits exploitants est considérablement plus importante et ce groupe d’agriculteurs relativement moins nombreux et souvent mieux organisés est potentiellement plus facile à cibler que les réseaux locaux de petits exploitants. Les pratiques respectueuses de la biodiversité doivent être intensifiées et encouragées grâce au renforcement des capacités et des cadres stratégiques.
La biodiversité peut être encouragée dans les grandes exploitations en favorisant l’utilisation de pratiques de gestion plus respectueuses de la biodiversité, notamment en incitant à réduire l’utilisation des pesticides et à utiliser plus efficacement les engrais, ainsi qu’à augmenter les habitats tels que les bandes tampons, les haies et les arbres. Ces agriculteurs opèrent dans le secteur formel de l’économie assujetti à la réglementation, aux taxes et aux mesures d’incitation. Ils sont en outre souvent liés à des chaînes de valeur mondiales où la pression des consommateurs, les engagements des gouvernements et les normes d’entreprise (zéro déforestation et éco-étiquetage) entraînent des changements. La prise en compte des écosystèmes au niveau national et à celui des entreprises ainsi que des investissements innovants pourraient renforcer encore plus les liens entre conservation et production.
La nature ne peut pas se permettre de rivaliser avec l’agriculture. Les deux objectifs de conservation de la biodiversité et d’augmentation de l’efficacité et du rendement de la production alimentaire peuvent être simultanément atteints à condition de reconnaître et de valoriser la contribution totale de la nature aux systèmes agricoles et de collaborer avec toutes les parties prenantes, à tous les niveaux. La volonté politique et l’action multipartite sont essentielles.
Irene Hoffmann est la secrétaire de la Commission des ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture, bureau du changement climatique, de la biodiversité et de l’environnement, à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) à Rome, Italie.
Contact : irene.hoffmann@fao.org
Les opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteure et ne reflètent pas nécessairement les positions et les politiques de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
Références
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