Robert Paarlberg est professeur adjoint de politique publique à l’Harvard Kennedy School, à Cambridge, Massachusetts, USA.

« Pourquoi l’agroécologie ne prend pas plus d’importance »

Compte tenu des avantages bien documentés que présentent les systèmes agroécologiques aussi bien pour l’homme que pour l’environnement, ils devraient avoir trouvé des applications bien plus rapidement et complètement que cela n’est le cas. L’auteur n’accepte pas les tentatives habituelles d’explication de ce phénomène et estime au contraire que les petits exploitants agricoles ont besoin d’une Révolution verte pour échapper à leur lourde charge de travail, à des rendements qui stagnent et à la grande pauvreté rurale.

Pratiquer l’agriculture selon des méthodes qui imitent la nature semble être une bonne idée, jusqu’à ce qu’on réalise que la nature n’est pas vraiment une source d’abondance alimentaire. La nature vierge produit énormément de biomasse dont une infime partie seulement est digestible par l’estomac de l’homme ; c’est bien pourquoi nous avons inventé l’agriculture. Les méthodes d’agriculture agroécologique qui imitent la nature peuvent bien entendu produire des aliments sains et savoureux, mais ces méthodes nécessitent bien trop de main-d’œuvre pour attirer les agriculteurs une fois que ces derniers ont goûté aux facilités des machines à moteur, des engrais chimiques et des pompes d’irrigation.

Depuis les années 1980, l’agroécologie est présentée par ses partisans et ses militants comme une alternative à la Révolution verte agricole et elle bénéficie d’un vaste soutien de la part des fondations philanthropiques, des organisations donatrices et du système des Nations unies. Et pourtant, peu d’agriculteurs, d’investisseurs privés et de ministères de l’Agriculture lui prêtent attention. Ils continuent de privilégier les machines motorisées plutôt que le travail manuel, les monocultures plutôt que les polycultures ou les cultures intercalaires, les connaissances modernes plutôt que les connaissances traditionnelles et les engrais plutôt que le recyclage des déchets animaux. En 2016, un article de la revue Horticulturae a fort bien résumé la situation : « Malgré la demande d’autres méthodes de production depuis des années, le paradigme de l’agriculture industrielle ou conventionnelle reste dominant et imprègne la plupart des discussions universitaires et politiques dominantes sur l’avenir de l’agriculture.»

C’est en Amérique latine que l’agroécologie a été le plus fortement encouragée, et si elle progressait dans cette région, nous devrions constater un ralentissement, voire un recul, de l’utilisation des intrants chimiques modernes tels que les engrais. Pourtant, entre 1980 et 2002, l’utilisation d’engrais uréiques en Amérique du Sud a augmenté de 60 pour cent et l’utilisation d’engrais azotés de 139 pour cent. En Amérique centrale, dans cette même période, les augmentations ont respectivement été de 139 pour cent et 32 pour cent. Plus récemment, entre 2002 et 2014, en Amérique latine et dans les Caraïbes, la consommation totale d’engrais, en kilogrammes à l’hectare de terre arable, a encore augmenté de 43 pour cent.

Face à la progression continue de la Révolution verte agricole, les défenseurs de l’agroécologie essaient de trouver des motifs de satisfaction au niveau de projets de démonstration individuels. À titre d’exemple, parmi les premiers, citons un rapport de Miguel Altieri (1999) sur des projets menés par des ONG dans neuf pays différents d’Amérique latine. Ce rapport revendiquait  des « augmentations de rendement » de 20 à 200 pour cent. Mais à y regarder de plus près, un seul des neuf projets utilisait vraiment la technique agroécologique de la culture intercalaire, alors que plusieurs étaient basés sur des techniques largement utilisées par des exploitations agricoles conventionnelles, par exemple la rotation des cultures et les cultures de couverture. Surtout, les hauts rendements ne sont pas une bonne mesure de la réussite lorsqu’ils dépendent de lourdes exigences de main-d’œuvre. Les paysans ne demandent pas mieux que d’assurer cette main-d’œuvre tant que les responsables de projets d’ONG les paient pour le faire, mais lorsque le soutien externe diminue, les efforts de main-d’œuvre diminuent également.

En Amérique latine, les agroécologistes ont essayé de reproduire les systèmes précolombiens de culture sur billons, mais ils constatent, là encore, que le coût de la main-d’œuvre est trop élevé. Le système waru-waru utilisé par les Incas exigeait que la plantation, le désherbage et la récolte soient effectués à la main, qu’un entretien laborieux soit assuré annuellement et que les billons soient reconstruits tous les dix ans. Il y a vingt ans, un rapport de l’Organisation des États américains (OEA) sur la technique agricole waru-waru pratiquée au Pérou montrait qu’avec ce système, les coûts de production s’élevaient à 480 dollars US pour 11,2 kg de pommes de terre.

Très récemment, les défenseurs de l’agroécologie ont fait état de la réussite de Cuba dans ce domaine. Les agriculteurs cubains ont perdu l’accès qu’ils avaient à des importations très subventionnées de combustible et de produits chimiques agricoles au moment de l’effondrement de l’Union soviétique en 1989, si bien que beaucoup ont dû abandonner les méthodes modernes au profit de techniques préindustrielles. Ils ont remplacé les tracteurs par des bœufs et des houes et les engrais par du fumier animal, et ont lutté contre les nuisibles non avec des produits chimiques mais avec des méthodes biologiques et par la culture intercalaire. Des chercheurs militants, tels que Peter Rosset, ont allégué dans le Journal of Peasant Studies qu’il s’agissait-là d’une propagation « rapide et probante » de l’agroécologie. Une étude de cas consacrée à Cuba et réalisée par une ONG appelée La Via Campesina a clamé que l’agroécologie avait « réussi à faire ce que le modèle conventionnel n’avait jamais réussi à faire à Cuba : plus de production avec moins de moyens ».

Selon les données de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, les résultats sont nettement moins convaincants. Depuis près d’un quart de siècle après son expérience forcée avec l’agroécologie, Cuba ne produit toujours pas autant de denrées alimentaires par habitant qu’elle en produisait en 1990. De fait, en 2014, l’indice net de production alimentaire par habitant, à Cuba, était encore 37 pour cent inférieur à ce qu’il était en 1990. En dollars constants, la valeur de la production alimentaire par habitant en 2011–13 était encore de 34 pour cent inférieure à ce qu’elle était en 1990–1992.

En fait, pour lutter contre ses problèmes permanents de production alimentaire, le gouvernement cubain n’a pas parié sur l’agroécologie. Il s’en est au contraire remis aux importations dans l’espoir de relancer son secteur agricole conventionnel. Avec l’aide du Brésil et du Venezuela (avant l’effondrement de son économie), Cuba a essayé d’accroître son utilisation de produits chimiques de synthèse, de gros matériel agricole et d’équipement d’irrigation à pivot central. Au lieu de se lancer dans le biologique, Cuba a augmenté sa consommation d’engrais minéraux de 32 pour cent entre 2002 et 2012 et a même effectué des recherches sur les cultures transgéniques.

Les tenants de l’agroécologie qui savent que leurs méthodes ne remplacent pas les techniques de la Révolution verte se rabattent sur un certain nombre d’excuses. En 1991, Vandana Shiva expliquait qu’en Inde les agriculteurs de la Révolution verte avaient été entraînés par des conseillers étrangers à adopter des pratiques modernes comme «  moyens rapides de faire des profits aux dépens de la durabilité ». Près de trois décennies ont passé depuis cette mise en garde contre la non-durabilité et ces « moyens rapides » continuent de se traduire par des gains de production. Pour d’autres, l’application de l’agroécologie à plus grande échelle est difficile car elle réclame beaucoup d’efforts de gestion et beaucoup de connaissances au début. Un document de 2014 publié par une organisation environnementale britannique résume la situation en ces termes : « les agriculteurs les plus pauvres et les plus marginaux, notamment, peuvent décider de ne pas adopter ces pratiques s’ils ne disposent pas du temps et des ressources nécessaires pour investir dans l’apprentissage et l’expérimentation. » Il peut être laborieux d’apprendre les pratiques agroécologiques, mais le plus gros problème est que ces pratiques elles-mêmes sont laborieuses.

À titre d’exemple, citons le système de « culture en allées » mis au point dans les années 1970 par des chercheurs de l’Institut international d’agriculture tropicale (IITA), au Nigeria, et consistant à mélanger des arbres avec des cultures. L’objectif était de planter des rangées de cultures dans « l’allée » entre des bandes d’arbres légumineux, dans l’espoir que les racines de ces arbres fixent l’azote dans le sol pour fertiliser les cultures. La culture en allées marchait bien dans les centres de recherche, mais les agriculteurs africains ont soit refusé d’adopter cette pratique, soit ils l’ont abandonnée peu de temps après l’avoir adoptée. Une étude effectuée en 1995 par l’Overseas Development Institute du Royaume-Uni a révélé que les agriculteurs s’étaient opposés au système parce que la taille des arbres prenait trop de temps et parce que la croissance des plantes cultivées était freinée par l’ombre et la concurrence racinaire des arbres.

Mais il y a une autre excuse à la faible pratique à plus grande échelle de l’agroécologie : les choix sont limités car «  les politiques et les signaux du marché s’accumulent contre l’agroécologie ». De nombreux pays en développement ont fait en sorte, de manière artificielle, que les engrais et les pesticides soient bon marché pour les agriculteurs, afin d’accélérer le passage à l’agriculture de la Révolution verte. C’est ce que n’a pas fait l’Afrique sub-saharienne et l’agroécologie n’y a toujours pas décollé.

En Afrique sub-saharienne, l’utilisation moyenne d’engrais n’est que de 16 kg à l’hectare, soit, respectivement, un huitième et un dixième de ce qu’elle est en Amérique latine et en Asie du Sud. Cela devrait inciter les agriculteurs à adopter l’agroécologie, mais il n’en est rien. Ils continuent d’utiliser des méthodes qui n’ont pas évolué, d’avoir des rendements qui stagnent et de vivre dans une profonde pauvreté. Ce qu’il leur faut, c’est une Révolution verte.

Robert Paarlberg est professeur adjoint de politique publique à l’Harvard Kennedy School, à Cambridge, Massachusetts, USA.
Contact: robert_paarlberg@hks.harvard.edu

Références

ANAP (2012).  “Agroecology in Cuba: For the Farmer Seeing is Believing.”  FAO, 52 Profiles on Agroecology. Case Study provided by La Via Campesina.

Altieri, Miguel (1999).  “Applying Agroecology to Enhance the Productivity of Peasant Farming Systems in Latin America” Environment, Development, and Sustainability, 1:197-217.

FAOSTAT: Fertilizer archive.

Gonzalez de Molina, Manuel (2016).  “Political Agroecology: An Essential Tool to Promote Agrarian Sustainability.” PP. 55-71. In Mendez et al., eds.

Rosset, Peter Michael et al. (2011). “The Campesino-to-Campesino agroecology movement of ANAP in Cuba,”  Journal of Peasant Studies, Vol. 38, No. 1, abstract.

Silici, Laura (2014).  Agroecology: What it is and what it has to offer. IEED.  Issue Paper June 2014. London: IEED.  Executive Summary.

Valenzuela, Hector (2016). “Agroecology: A Global Paradigm to Challenge Mainstream Industrial Agriculture”. In: Horticulturae.

Whittome, M. (1994).  The Adoption of Alley Farming in Nigeria and Benin: The on-farm experience of IITA.  PhD thesis, Department of Geography, University of Cambridge, UK.

World Bank Development Indicators.

World Bank Data on Fertilizer consumption.

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