Jonathan Mokshell est économiste postdoctoral en agro-alimentaire au Centre international d’agriculture tropicale (CIAT) à Cali, Colombie, et chercheur associé à l’Institut allemand de développement (DIE) à Bonn, Allemagne. Ses travaux sont axés sur les politiques, institutions, marchés et dimensions perturbatrices de l’innovation dans le système alimentaire mondial.

Choisir le juste milieu – la durabilité mixte comme marché à suivre

Dans les pays développés et en développement, les acteurs politiques se querellent sur la question de savoir s’il faut promouvoir l’intensification agroécologique ou l’intensification agricole durable pour faire face au problème multiple que posent la croissance démographique, le changement climatique, la dégradation de l’environnement et une situation précaire en matière de sécurité alimentaire et nutritionnelle. Cette question alimente des débats intenses et débouche sur une impasse pour les acteurs politiques. La durabilité mixte pourrait être un moyen de sortir de cette impasse.

Les différences d’avis sont inhérentes à tous les débats. L’échange de points de vue divergents peut être sain car il peut enrichir les connaissances, voire inspirer des idées permettant de résoudre des problèmes concrets. Mais il peut également être malsain. C’est ce qui se produit lorsque les idéologies empêchent la résolution d’une question importante.

Définition de l’intensification agroécologique et de l’intensification agricole durable

Le débat entre les deux approches d’agriculture durable, c’est-à-dire l’intensification agroécologique (IAE) et l’intensification agricole durable (IAD), a de toute évidence atteint une impasse. Les partisans des deux camps affirment que leur approche offre la solution la plus appropriée, socialement la plus acceptable, économiquement la plus viable et la plus respectueuse de l’environnement au problème qui consiste à nourrir les 8,5 milliards de personnes que devrait compter la planète d’ici à 2030 – délai fixé pour la réalisation des objectifs de développement durable des Nations unies. La littérature existante voyait dans l’IAE et l’IAD deux approches d’agriculture durable situées aux antipodes l’une de l’autre.

L’IAE fait référence à l’application de la science écologique à l’étude, la conception et la gestion de l’agriculture durable. Les connaissances et les expérimentations des agriculteurs constituent les bases des approches agroécologiques. L’IAE, qui bénéficie du soutien appuyé des organisations non gouvernementales, consiste à laisser la nature suivre son cours en maîtrisant le potentiel des processus agricoles et écologiques pour améliorer les rendements agricoles. Avec l’IAE, il n’est donc pas question d’utiliser les engrais ou les variétés végétales génétiquement améliorées.

L’IAD, c’est essentiellement le contraire, même si sa principale proposition est d’utiliser des intrants sans déchets. L’IAD suppose une « intensification s’appuyant sur le capital naturel, social et humain, associé à l’utilisation des meilleures technologies disponibles et d’intrants qui minimisent ou éliminent toute dégradation de l’environnement ». Les grosses entreprises agrochimiques privées soutiennent majoritairement cette approche. 

Points controversés

Il y a plusieurs sujets de controverses entre l’IAE et l’IAD. Le fait que l’IAD tolère le génie génétique et que l’IAE le considère comme inacceptable en est un. Ce point est au centre des débats publics et scientifiques et devrait y rester encore un certain temps.  

La question du land sharing (« partage des terres ») par opposition au land sparing (« économie de terres ») en est un autre. Le land sharing met l’accent sur des techniques de production moins intensives dans le but de préserver la biodiversité dans tout le processus de production, alors que le land sparing consiste à réserver des terres pour assurer une production intensive et à en réserver d’autres pour la préservation et la conservation de la biodiversité. Les partisans de l’IAD considèrent que le land sharing entraînera un phénomène d’extensification pouvant potentiellement avoir un impact négatif sur la biodiversité et contribuer au changement climatique. De leur côté, les tenants de l’IAE pensent que le land sparing, qui privilégie l’utilisation de la technologie agrochimique moderne pour accroître la production, entraînera une dégradation de l’environnement et affectera le biote des sols.

Pour les partisans de l’IAD, le concept de l’IAE est synonyme d’immobilisme, de faible recours aux intrants externes et de déni de la science, sans compter qu’il pourrait avoir des conséquences potentiellement négatives sur les efforts visant à éradiquer la faim et assurer la sécurité alimentaire. Les détracteurs de l’IAD prétendent que son approche consiste à faire comme si de rien n’était, à utiliser de grosses quantités d’intrants externes, et constitue un « oxymore ».

En plus d’avoir pris connaissance des documents auxquels l’intense débat entre les partisans des deux méthodes d’agriculture durable a donné lieu, j’ai personnellement été témoin de ce phénomène dans des processus de politique agricole, dans un cadre formel et un cadre informel. Rien de surprenant à cela. Par nature, l’homme a tendance à choisir un camp. Et lorsqu’il a choisi un camp, il reste campé sur ses positions et fait tout son possible pour les justifier par des récits.

Qu’est-ce qui nourrit la controverse entre IAE et IAD ?

Aussi bien l’IAE que l’IAD font des compromis et ont des synergies potentielles sur les dimensions économiques, sociales et écologiques de la durabilité ; c’est pour ne pas reconnaître cela que ces approches d’agriculture durable sont un sujet hautement polémique dans les milieux scientifiques et politiques.

Par exemple, l’accroissement de la productivité grâce au land sparing peut présenter des avantages économiques (par ex. augmentation des revenus), sociaux (par ex. amélioration des moyens d’existence) et en matière de sécurité alimentaire, mais il peut également avoir des conséquences environnementales (par ex. utilisation excessive de produits chimiques inorganiques). De même, l’accroissement de la production grâce au land sharing peut présenter des avantages sociaux (par ex. amélioration des moyens d’existence) et environnementaux (par ex. amélioration de la gestion des terres et de la protection de la biodiversité), mais pourrait avoir des implications environnementales (par ex. extensification des terres) et économiques (par ex. réduction des revenus dans la phase initiale). Ces exemples donnent à penser qu’il existe des compromis entre les différentes dimensions de la durabilité agricole et qu’ils peuvent avoir une incidence potentielle sur la décision des agriculteurs d’adopter la formule de l’IAE (par ex. pratiques agricoles biologiques), de l’IAD (par ex. pratiques agricoles intelligentes face au climat), ou un mélange des deux (par ex. un système d’intensification de la culture du riz et des pratiques agricoles de conservation).

Les différences d’opinion peuvent également être influencées par des considérations de rentabilité et d’idéologie. Les normes, la main-d’œuvre, le prix, la géopolitique et les caractéristiques biophysiques accroissent la complexité du débat et font qu’il est pratiquement impossible de se mettre d’accord sur un ensemble unique de pratiques agricoles durables. En outre, certaines questions politico-économiques pourraient expliquer le soutien de l’IAD par des acteurs du secteur privé ayant intérêt à maintenir la dépendance de l’agriculture aux intrants. Comparativement à l’IAE, les concepts de l’IAD peuvent se traduire par une volonté d’optimiser (plutôt que de rejeter) l’utilisation des engrais et des produits agrochimiques. 

Comment une durabilité mixte pourrait nous sortir de l’impasse

Compte tenu de ces différences, nous avons besoin d’une marche à suivre pour atteindre les objectifs de développement durable dans les délais fixés. Il nous faut sortir de l’impasse, dès maintenant. Si les parties adverses dans le débat sur l’agriculture durable font preuve d’une certaine ouverture d’esprit et s’engagent, elles verront qu’elles ont en fait certaines choses en commun. Certaines pratiques sont compatibles avec les deux camps et certaines sont spécifiques à un lieu précis. C’est notamment le cas de la mécanisation (par ex. travail du sol et semis mécanique), de l’irrigation goutte à goutte, du microdosage et de l’application de compost au moment des semis. Il existe donc une solution intermédiaire. C’est ce que j’appelle la durabilité mixte. Ce concept de durabilité mixte évoque l’idée d’examiner les dimensions de différentes voies et pratiques agricoles, et d’aligner les points forts et les points faibles de l’IAE et l’IAD pour maîtriser les synergies et réduire les compromis. Il consiste à utiliser des pratiques agricoles basées sur les conditions sociales, économiques et écologiques d’un endroit particulier et sur la perception de ces deux approches dans ce lieu donné.

Par exemple, les technologies modernes associées à l’IAD peuvent être encouragées pour profiter économiquement aux petites exploitations alors que les pratiques d’intensification écologique de l’IAE peuvent être adoptées pour améliorer la durabilité écologique des systèmes agricoles. Avec les actuels progrès technologiques, on ne peut pas ignorer l’interaction entre la technologie moderne (par ex. agriculture de précision, semis par drone) et les connaissances autochtones (par ex. feuilles d’oignon pour lutter contre la mauvaise herbe appelée striga) et leur rôle en faveur de l’agriculture durable. On constate déjà une telle interaction et un tel mélange de pratiques agricoles dans les pays développés et les pays en développement.

Dans certaines parties du monde, la façon dont les gens définissent l’agriculture biologique peut également constituer une base commune.  Ainsi, dans certaines contrées du monde occidental, l’utilisation de tracteurs est une bonne chose, car on manque de main-d’œuvre, alors que dans d’autres c’est l’inverse, car la main-d’œuvre est abondante.

Autrement dit, la durabilité mixte tire son idéologie de l’agriculture durable. Le concept de mélange des approches n’a rien de nouveau et il est même devenu courant dans la communauté internationale du développement. Par exemple, beaucoup considèrent le financement mixte – combinaison de financement public, philanthropique et commercial – comme essentiel pour atteindre les cibles définies dans les objectifs de développement durable.  

Douze années sont vite passées ; ce n’est donc pas le moment de se quereller pour savoir quelle approche d’agriculture durable est la meilleure. À dire vrai, la meilleure pourrait bien être une approche se situant à mi-chemin entre les deux extrêmes.

Jonathan Mokshell est économiste postdoctoral en agro-alimentaire au Centre international d’agriculture tropicale (CIAT) à Cali, Colombie, et chercheur associé à l’Institut allemand de développement (DIE) à Bonn, Allemagne. Ses travaux sont axés sur les politiques, institutions, marchés et dimensions perturbatrices de l’innovation dans le système alimentaire mondial.
Contact : J.Mockshell@cgiar.org 

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