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Multilocalité – les migrants façonnent l’avenir de leurs lieux d’origine
Il fut un temps ou les urbanistes et les praticiens du développement étaient persuadés que les projets de développement finiraient par réduire, voire inverser, l’exode des populations rurales vers les villes. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Des évaluations ex-post ont montré que si les projets de développement rural les plus efficaces ont entraîné un accroissement des niveaux de revenus et une amélioration des moyens d’existence, la migration vers les zones urbaines se poursuit. Paradoxalement, parfois, des interventions au titre d’un projet de développement rural ont eu pour effet d’encourager les personnes plus actives à quitter leur région d’origine.
Ces dernières années, de nombreuses organisations internationales ont adopté une attitude plus positive à l’égard de la migration. Un bon exemple en est le rapport État de la migration dans le monde 2015, publié par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et qui, dans son chapitre d’introduction, déclare : « Aller vivre en ville peut considérablement améliorer le bien-être des gens. Cela permet d’échapper aux aléas et à la fragilité des moyens d’existence en milieu rural et d’accéder à diverses opportunités d’emploi ainsi qu’à un meilleur enseignement et de meilleurs soins de santé, autant de facteurs qui peuvent potentiellement réduire la pauvreté de ceux qui ont choisi cette voie et de ceux qui sont restés vivre en milieu rural. »
En Afrique, notamment, la migration rurale-urbaine se poursuit à un rythme sans précédent, mais on observe également le même phénomène dans de nombreux pays d’Asie. On constate une diversité croissante des tendances de la migration dans les pays du Sud, un phénomène qui a également été reconnu par le rapport État de la migration dans le monde. Une forte proportion de migrants, éventuellement la majorité d’entre eux (ce qu’il est difficile d’établir, dans la mesure où on dispose peu de statistiques fiables), sont des migrants non permanents, parfois même des migrants « semi-permanents ». En particulier, ceux qui ont des activités rémunératrices informelles précaires dans leurs zones de destination ont tendance à retourner à intervalles réguliers dans leurs régions d’origine (« migration saisonnière »). D’autres sont des migrants circulaires qui retournent dans leurs villages d’origine à intervalles moins réguliers. Et il y a une grande diversité de directions différentes : du milieu rural au milieu urbain, d’une petite ville à la capitale… Il y a aussi ceux qui utilisent la ville vers laquelle ils migrent comme point de départ d’une migration internationale.
La « multilocalité », c’est quoi ?
Depuis 15 ans, de nombreux chercheurs de différentes disciplines font état de l’importance croissante de la migration non permanente et c’est dans ce contexte que les concepts de multilocalité et de « multilocalisation des ménages » sont apparus. La plupart des migrants des pays du Sud ne coupent pas les liens avec leur lieu d’origine. Au contraire, ils continuent de faire partie de leur ménage rural et tirent délibérément parti des moyens d’existence qui leur sont offerts à deux endroits, voire plus. C’est ce qui a été qualifié de stratégie de minimisation des risques. En Afrique, et dans certaines parties d’Asie exposées aux moussons, il est encore courant que des migrants ayant pris pied en ville retournent dans leur village d’origine pendant les périodes de pointe du cycle agricole pour apporter leur contribution aux travaux de l’exploitation agricole (par ex. pour repiquer ou récolter le riz). L’envoi de fonds au village, de façon régulière ou pendant les périodes difficiles, est également courant.
De nombreuses études réalisées dans différentes parties des pays du Sud, par ex. en Afrique du Sud, en Namibie, au Ghana, au Sénégal, en Inde, au Bangladesh, en Chine, mais aussi dans des pays de l’ex-Union soviétique, ont mis en évidence le réseau complexe de liens économiques réciproques dans ces ménages multilocalisés.
Il est bien évident que tous les migrants fraîchement installés dans les grandes villes ne vivent pas tous dans des constellations de ménages multilocalisés. Même s’ils semblent constituer une minorité, certains migrants préfèrent se débrouiller seuls et tourner le dos à toutes leurs obligations familiales. Il est donc important d’avoir une définition précise d’un ménage multilocalisé. Mon collègue Peter Franke et moi-même avons créé la définition suivante au cours d’un projet de recherche sur les migrants en Chine : « Un ménage est constitué de membres d’une même famille ou de parents proches mettant en commun leurs ressources économiques et planifiant ensemble les dépenses aux fins de reproduction de tous les membres du ménage, mais ceux-ci peuvent très bien vivre en deux lieux séparés ou plus. » Selon cette définition, la nécessité économique est la principale raison d’être des ménages multilocalisés. Il peut s’agir de gagner de l’argent pour faire face aux nécessités quotidiennes des dépenses d’entretien de tous les membres du ménage dans les deux lieux, mais il peut également s’agir d’une planification à plus long terme, pour l’éducation des enfants, par exemple.
Assurément, la mondialisation et les technologies modernes de communication et de transport ont stimulé la multilocalisation ; il est devenu bien plus facile de rester en contact avec les membres de la famille restés au village et grâce à l’amélioration du réseau routier, il est moins difficile de revenir dans le village d’origine. À l’ère de la mondialisation, la multilocalisation est devenue un mode de vie courant mais ce phénomène n’est pas entièrement nouveau. Lorsque j’ai vécu au Ghana, dans les années 1980, aucune route goudronnée ne reliait les régions du nord à celles du sud et il n’y avait pas de lignes téléphoniques. Même les banques ne disposaient pas de lignes télex. Mais il y avait malgré tout des déplacements fréquents de personnes, d’argent, de messages et de biens entre les villes du sud et les villages du nord. Les migrants résidant dans les villes du sud que sont Accra et Kumasi faisaient passer des messages et envoyaient des fonds par l’intermédiaire de chauffeurs de camions remontant au nord, et malgré les risques associés à ce moyen de transmission informel, les cas de détournement étaient rares.
De nombreux aspects de la multilocalisation sont encore controversés et nécessitent une étude approfondie. C’est incontestablement une caractéristique typique de la mondialisation. Mais est-ce un phénomène transitoire, une pratique née en période de crise ? Ou bien est-ce une pratique plus permanente ? Apparemment, elle remonte à plus longtemps que ne l’avaient prévu de nombreux observateurs. En Chine, nous avons trouvé des travailleurs migrants qui vivent entre la campagne et la ville depuis trois générations et on trouve des exemples similaires dans certaines parties d’Afrique. Les pratiques de multilocalisation ont connu des hauts et des bas et bien des changements dans les cycles de vie des familles, mais les migrants ont souvent de bonnes raisons de poursuivre cette pratique depuis des générations. Toutefois, nous ne disposons pas encore de témoignages longitudinaux suffisants pour soutenir, de manière concluante, que de telles pratiques iront au-delà de la troisième génération ou dureront à jamais. C’est peut-être le cas, mais nous n’en savons encore rien.
Types de stratégies des ménages et leurs effets
Nous vivons dans un monde qui s’urbanise, mais s’intéresser essentiellement à ce qui se passe dans les villes n’est pas tout. La multilocalisation nous aide à comprendre les transformations que les zones rurales connaissent parallèlement. De nombreuses études consacrées aux ménages multilocalisés ont constaté une réciprocité économique entre certains ménages urbains et ruraux, mais il y a certainement plus d’argent qui circule de la ville vers la campagne que dans l’autre sens. Les migrants acquièrent de nouvelles compétences en ville et ils bénéficient également de meilleurs services. Et pourtant ils ont de bonnes raisons de maintenir leurs pratiques de multilocalisation.
Dans des publications antérieures consacrées à ce même sujet, j’ai fait une distinction entre trois types de stratégies de subsistance multilocalisées. Il y a d’abord celles dans lesquelles la réciprocité économique est la caractéristique prédominante ; il y a ensuite celles qui sont axées sur les soins (aux enfants, aux malades et aux personnes âgées), et enfin celles qui visent le transfert de connaissances, de croyances et de valeurs. Je persiste à dire que ces trois catégories sont des outils d’analyse utiles, mais lorsqu’on enregistre les expériences des gens dans la vraie vie, il apparaît rapidement que ces stratégies ne sont pas mutuellement exclusives et qu’elles constituent au contraire des couches différentes d’une stratégie complexe et exhaustive des ménages. Pour la plupart de ceux-ci, ces trois couches ont de l’importance.
En Chine, dans de nombreux ménages de migrants, les flux d’argent, ainsi que les fluctuations du niveau des fonds envoyés, ne peuvent être compris que dans le contexte d’une stratégie d’éducation des enfants restés au village d’origine et dans celui du cycle de vie familial. Selon les statistiques les plus récentes, il y a actuellement 250 millions de travailleurs migrants en Chine. Comme ils ne bénéficient pas de pleins droits de citoyenneté dans leurs lieux de destination et n’ont pas accès à une gamme complète de services, beaucoup d’entre eux doivent laisser leurs enfants à la garde des grands-parents dans leurs villages. Il y a ainsi actuellement 53 millions « d’enfants restés au village ».
Dans un village arménien, j’ai trouvé une preuve évidente d’envois de fonds réguliers par des migrants arméniens en Russie, fonds utilisés pour acheter des intrants agricoles tels que des pièces de rechange pour du matériel d’irrigation. On peut dire que les membres de ménages vivant en milieu urbain investissaient dans des moyens de production utilisés en milieu rural. Mais y avait-il également une forme de réciprocité économique au sein du ménage couvrant trois générations ? Quelques caisses de vin et quelques bouteilles de cognac arméniens étaient envoyées en Sibérie, mais leur valeur ne correspondait pas au montant des investissements en matériel agricole. C’est là que le troisième niveau de réciprocité entrait en jeu. Pendant les vacances d’été, au village, les grands-parents donnaient des leçons particulières à leurs petits enfants venus de Sibérie – car les parents considéraient qu’il était important que leurs enfants parlent l’arménien et connaissent l’alphabet arménien. Il y avait bien réciprocité dans la stratégie, mais il n’était pas facile de la mesurer en termes monétaires.
Pour certaines personnes, la perpétuation des traditions, le fait d’avoir des racines affectives dans son village d’origine et la transmission de valeurs familiales et claniques à ses propres enfants sont de bonnes raisons de conserver des liens avec leurs villages d’origine dans de nombreuses parties du monde. En Afrique de l’Ouest, dans certains villages reculés, de belles demeures cossues ont été construites par des hommes d’affaires originaires de ces villages. Personne ne vit dans ces maisons où un gardien se contente de mettre le générateur poussiéreux en marche une fois par mois. Ces résidences ne servent qu’à une chose : organiser des funérailles une fois tous les dix ans. Un chercheur, Jerome Kessy, a récemment consacré une étude aux ménages multilocalisés sur les pentes du Mont Kilimandjaro, en Tanzanie. Certaines personnes ayant gagné de l’argent en ville font construire leur première maison dans leur village d’origine et non pas dans la ville où elles vivent, pratique que M. Kessy associe à une « stratégie de prestige culturel ». Et en Chine, des travailleurs migrants ont construit des millions de maisons en ciment dans leurs villages d’origine. Les économistes de la Banque mondiale diraient que ces investissements ne sont pas faits là où ils le devraient. Mais apparemment, ce type d’investissement favorise la cohésion familiale et fait partie d’une stratégie parfaitement rationnelle de minimisation des risques.
L’attachement affectif des migrants à leur lieu d’origine est un atout dont les activités de développement devraient tirer parti. L’examen d’études sur les modes de vie multilocalisés montre clairement que la majeure partie des fonds envoyés sert à des fins de consommation. J’ai déjà cité l’exemple de migrants qui affectent les fonds qu’ils envoient à des investissements consacrés à l’amélioration de la production, par ex. du matériel d’irrigation ou la construction d’un petit moulin à farine de maïs. Si, normalement, tous les fonds envoyés servent au sein d’un même ménage, les avantages de la multilocalisation pourraient également servir l’ensemble d’une communauté rurale. Ma collègue, Mme Karin Gaesing, a fait état d’un cas intéressant au Mali : des associations de migrants, en France, ont joué un rôle déterminant dans le financement de projets d’infrastructures locales dans la municipalité rurale de Sibu. La construction d’une bibliothèque locale et de salles de classe supplémentaires pour l’école primaire, et l’installation de panneaux solaires pour le poste de santé ont été financées, par l’intermédiaire de leur association, par les villageois résidant actuellement en France alors que la population locale de Sibu a assuré la main-d’œuvre pour la mise en œuvre du projet.
Il faut accorder plus d’intérêt aux ménages multilocalisés
À mon avis, ce n’est pas parce que nous vivons dans un monde de plus en plus urbanisé que les villages sont appelés à disparaître. Ce qui est certain, c’est que tout comme les zones urbaines se transforment, les villages vont également connaître de profondes transformations à peu près partout dans le monde. Mais ils ne vont pas pour autant être rayés de la carte. Une part croissante de la population mondiale va vivre entre ville et campagne pendant encore longtemps, et elle va acquérir des modes de vie, des aspirations et des pratiques hybrides très différents des modes de vie ruraux et urbains existants.
Dans les milieux universitaires, le concept de multilocalisation s’est imposé au cours des dix dernières années. Il est triste de constater que les représentants des administrations locales, ainsi que les urbanistes et planificateurs régionaux du monde entier, sont bien embarrassés lorsqu’on leur demande de proposer des solutions aux problèmes spécifiques du nombre croissant de membres de leur circonscription qui adoptent des pratiques de multilocalisation. Il est certain qu’il va falloir redoubler d’efforts pour convaincre tous ceux qui sont en contact avec la réalité qu’ils devront s’affranchir des limites territoriales pour assurer correctement le bien-être de leurs citoyens.
Einhard Schmidt-Kallert
Professeur émérite de l’aménagement des territoires
dans les pays en développement
Université technique de Dortmund, Allemagne
einhard.schmidt-kallert@tu-dortmund.de
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