L’État afghan n’est pas en mesure d’assumer sa mission de service public et ses tâches souveraines telles que celles consistant à imposer la primauté du droit ou à percevoir des recettes fiscales importantes.
Photo: J. Hippler

La fragilité des États, un défi à la politique du développement

Les États fragiles accusent un grand retard dans la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le développement. Que signifie exactement cette expression ? Et pourquoi la construction d’un État est-elle si difficile à accomplir ?

Dans cette deuxième décennie du 21ème siècle, la politique du développement se heurte à de nouveaux défis. Dans le souci d’améliorer les conditions de vie de larges couches de la population mondiale, elle s’est elle-même assigné toute une série d’objectifs ambitieux, sous la forme des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), l’un d'entre eux visant à réduire de moitié, d’ici à 2015, le nombre de personnes vivant dans une extrême pauvreté dans le monde. D’ici à trois ans, cette date butoir arrive à échéance, et le bilan est sévère : en effet, nombre de ces objectifs ne seront pas atteints. L'une des raisons majeures expliquant ce bilan est que la fragilité des États freine le développement dans un grand nombre de pays, certains d'entre eux affichant même des signes de complète déliquescence. Ces États fragiles accusent des faiblesses importantes dans l’exécution des fonctions clé du gouvernement. Par exemple, ils ne sont pas ou guère capables de faire un usage légitime de la force pour protéger leurs citoyens de la violence. 

Le pouvoir politique est sujet à des contrôles peu fréquents ou non adéquats, et un système judiciaire n’existe que sous forme embryonnaire. Les services publics et un système fiscal sont quasi inexistants, même dans les grandes villes et les agglomérations. La fourniture de services sociaux de base n'est garantie qu’au niveau le plus rudimentaire. Comment le phénomène de la fragilité des États peut-il être défini de façon empirique ? Des acteurs externes peuvent-ils soutenir le développement d’un État par des mesures visant à construire l'État-nation ? Ce sont là les questions qui seront abordées dans ce dossier.

La fragilité des États et les obstacles au développement - un bilan de la situation

Un rapport établi en 2005 sur mandat du Département pour le développement international (DFID) du Royaume-Uni représente une première tentative de comprendre et d’appréhender cette question des États fragiles dans une perspective empirique. Il se fonde sur des données de la Banque mondiale qui, avec son outil « d’évaluation de la politique et des institutions nationales » (CPIA), évalue les systèmes politiques et la capacité institutionnelle des pays débiteurs. Sur cette base, le DFID a compilé une liste de 46 États. La situation sociale dans ce groupe de pays était dramatique par comparaison avec d’autres pays pauvres, le revenu par habitant y atteignant à peine la moitié de celui du groupe de référence. La mortalité infantile y était deux fois plus élevée et la mortalité maternelle même trois fois plus élevée. Un tiers de la population souffrait de sous-alimentation et le paludisme y était largement répandu. Dès cette époque, le message était clair et disait qu’il était fort peu probable que ces États fragiles, qui comptaient quelques 870 millions de personnes ou 14 pour cent de la population mondiale, parviendraient à réaliser les OMD.

Une étude effectuée en 2007 par la Banque mondiale et publiée dans son Rapport mondial de suivi est parvenue à des conclusions tout aussi spectaculaires. Selon ses auteurs, 9 pour cent de la population des pays en développement vivent dans des États fragiles. En même temps, 16 pour cent du nombre total d’enfants souffrant d'insuffisance pondérale dans le monde vivent dans ces États. Le fait que 30 pour cent des enfants qui n’ont pas achevé un cycle d’enseignement primaire ou qui n’atteindront probablement pas l’âge de cinq ans viennent également de ce groupe de pays est peut-être plus préoccupant encore (Bourguignon et al. 2008: 7, Fn. 6). Ce constat met clairement en évidence que les obstacles structurels au développement socioéconomique ne constituent pas, en soi, une raison intrinsèque expliquant pourquoi ces pays ont tant de difficultés à réaliser les OMD ; une question au moins aussi importante réside dans la capacité de fonctionnement des structures de l’État. Le démantèlement du secteur d’État sous l’effet des politiques néolibérales poursuivies pendant les années 1980, associé à l’érosion des institutions gouvernementales par suite des conflits violents ayant sévi dans les années 1990, a laissé un lourd héritage pour ces régions en proie aux crises. La nécessité de venir à bout de cet héritage devra bénéficier d’une plus haute priorité dans toutes les stratégies futures visant à atteindre les OMD.

En plus de cette analyse des États fragiles sur la base des données de la Banque mondiale, le « Failed States Index » (index des États en déliquescence), développé conjointement par le « Fund for Peace » (fonds d'affectation spéciale pour la paix), une institution de recherche indépendante, et le magazine américain « Foreign Policy» (voir graphiques), a récemment gagné en notoriété. Le classement est établi sur la base de 12 indicateurs sociaux, économiques et politiques ;  pour chacun de ces indicateurs, une analyse assistée par ordinateur appliquant un système de codage est effectuée sur des centaines de milliers de sources d'informations et de médias internationaux et locaux.

Les classements du « Failed States Index » montrent qu'il existe des États fragiles dans presque toutes les régions du monde.  La liste des États les plus vulnérables n'inclut pas seulement les  plus connus parmi eux tels que la Somalie, le Tchad, le Soudan, la République démocratique du Congo et  Haïti, mais également des puissances régionales telles que le Nigeria (14), des dictatures dont certaines comptent parmi les plus répressives, telles que la Corée du Nord (21), et des démocraties enclines à la violence telles que le Sri Lanka (28). En dépit de cette large distribution mondiale, il est frappant de constater quelle place prééminente l'Afrique subsaharienne occupe sur cette liste : sept des dix États les plus fragiles sont situés sur le continent africain. Nombre d'entre eux se trouvent en pleine guerre civile, ou viennent tout juste de sortir de conflits civils ayant fait de très nombreuses victimes. Même ailleurs qu'en Afrique subsaharienne, les conflits internes au sein des États sont directement liés à la fragilité de l'État. C'est là aussi le constat du projet Paix et conflit de l'université du Maryland qui conclut : « soixante-dix pour cent de toutes les crises internationales dans la période ayant suivi la Guerre froide (1990-2005) comptent un ou plusieurs protagonistes classés parmi les pays instables, fragiles ou faillis au moment de la crise » (Hewitt et al. 2008: 17).

Pourquoi parle-t-on tant aujourd'hui  de la fragilité des États?

La défaillance d'un État n'est pas en soi un fait nouveau. Cet état peut de facto être qualifié de phénomène de l'ère postcoloniale.  Après la Guerre froide, cependant, de nombreux « quasi-États » (Robert Jackson) se sont transformés en États « défaillants », voire même en États « faillis » ou « déliquescents ». L'élément nouveau après la fin de ce monde bipolaire était que la menace d'effondrement de l'État au sens d'une spirale inexorable vers le bas a touché de plus en plus de pays et a bénéficié d'une attention accrue. Cependant, toute analyse de la fragilité des États exige avant tout que l'on définisse la notion même d'État.  La définition proposée par Paul¬ine Baker et John A. Ausink (1996: 4) constitue un point de départ utile :

«Nous définissons l'État comme une entité politique qui exerce la compétence juridique et le contrôle physique sur un territoire donné, qui a autorité pour prendre des décisions  collectives pour une population permanente, qui a le monopole de l'usage légitime de la force et un gouvernement qui entretient des relations ou a la capacité d'entretenir des relations formelles avec de telles entités».

La fragilité de l'État a, en premier lieu, une dimension interne : la cohésion sociale s'y trouve menacée et la société n'est plus capable  d'exprimer ou de mobiliser collectivement son soutien à l'État ou de formuler ses exigences à l'égard de l'État. Souvent, des personnes faisant traditionnellement figure d'autorité prennent le pouvoir dans une localité, mais elles ne sont pas en position d'exercer un leadership politique au niveau national.  La dimension externe doit également être prise en compte, en particulier  au niveau sous-régional dans la mesure où des États voisins sont exposés à la menace d'un afflux massif de réfugiés, de débordement des opérations militaires et de déstabilisation mutuelle.  En outre, la facilité de disposer d'armes, la multiplication des réseaux basés sur une économie de guerre et les nouvelles possibilités de recruter des mercenaires sont autant de facteurs qui menacent la sécurité d'une région tout entière et qui ont permis l'émergence de nouvelles structures économiques et de sécurité.

Formation interne d'un État et renforcement externe de l'État

Pourquoi les processus de formation d'un État-nation sont-ils un succès ou un échec ? Nous nous référons ici avant tout et en premier lieu à l'étude de  Charles Til¬ly sur la construction des États européens, qu'il a de façon mémorable dépeinte  en établissant une analogie entre la guerre et la construction de l'État, d'une part,  et le crime organisé, d'autre part. Dans cette perspective, l'émergence d'un État s'opère avant tout par le biais de l'acquisition d'un contrôle politique qui  donne librement accès à des ressources humaines et économiques tout en n'assurant qu'une protection minimale.  Il y a lieu de souligner cependant qu'après la vague de décolonisation des années 1950, 60 et 70, la guerre a plus souvent contribué à la défaillance qu'à la formation d'un État dans les régions situées dans l'hémisphère sud du monde. Herfried Munkler parle de nouvelles « guerres d'effondrement des structures étatiques » (Staatsverfallskriege), qui n’ont aucun rapport avec les « guerres de construction d'un État » (staatsbildende Kriege) que l'Europe a connues au 19e et au 20e siècle.

Des acteurs internationaux sont aujourd'hui souvent appelés à accélérer de l'extérieur les processus de formation d'un État. La stratégie de « construction de l'État » n'est pas une idée nouvelle : elle a, pour la première fois, été discutée dans les années 1950, 1960 et 1970. À cette époque, la théorie de modernisation défendait l'idée selon laquelle les États postcoloniaux en Asie et en Afrique se développeraient de façon similaire aux modèles européens. Dans la plupart des cas, ces attentes n'ont pas été comblées.

Les premières contributions visant à relancer le concept à la fin des années 1990 étaient avant tout de nature technocratique. Elles comportaient certains parallèles avec le concept de renforcement des capacités de la politique du développement et   énonçaient un programme d'action précisément défini, basé sur l'établissement de la sécurité publique et sur la mise en œuvre de réformes de l'appareil de l'État. En conséquence, elles promettaient des résultats rapides. Cependant, elles sous-estimaient l'influence de la culture, des institutions informelles de même que des identités et des intérêts des acteurs locaux. Des propositions de réforme qui, de prime abord, revêtaient un caractère non politique se sont en fait avérées être hautement politiques, ce qui a conduit à des difficultés inattendues au niveau de leur mise en œuvre.

Une deuxième approche associait la construction de l'État au paradigme de « bonne gouvernance ».  Ses objectifs étaient bien plus vastes que ceux sous-tendant les approches plus technocratiques et incluaient la défense des droits humains, la primauté du droit, la participation de la société civile, l'intégration de la dimension du genre, l'équité sociale, la réduction de la pauvreté, la stabilité et la croissance économiques de même que la prévention des conflits violents.  Toutefois cette stratégie est vulnérable à la critique qu'elle sollicite trop les acteurs externes et internes à qui elle délègue trop de tâches sans fixer de priorités d'action claires.

La construction de l'État dans la pratique : les échecs sont nombreux, les exceptions rares. Les chances de formation de l'État par des acteurs externes sont-elles bonnes ?  Il y a tout lieu d'être sceptique si l'on en croit des études empiriques qui mettent l'accent sur la consolidation de la paix dans les sociétés d'après-guerre. Par exemple, en comparant 121 cas entre 1945 et 1999, Michael Doyle et Nicholas Sambanis ont trouvé qu'il était possible de prévenir une nouvelle flambée de guerre civile dans près de la moitié des cas et que des objectifs de libéralisation politique ayant des implications très vastes  n'étaient que rarement réalisés. Ce taux de réussite très médiocre des interventions externes s'explique notamment par le fait que les objectifs que l'on s'est fixés sont souvent bien trop ambitieux.  Ce que l'on tend à facilement oublier, c'est que l'ordre politique a toujours ses racines dans des idées socioculturelles sur l'autorité, la loi et la légitimité.  L'exportation pure et simple de structures organisationnelles et de constitutions ne sert à rien à moins que ces dernières puissent être adaptées aux valeurs et préférences de la société concernée.

Même dans les cas où des pays occidentaux ont investi d'énormes quantités de ressources, il est difficile de trouver des exemples de réussite. L'Afghanistan est un exemple d'échec particulièrement flagrant à cet égard : dix ans après la conférence de Petersberg, l'État afghan n'est toujours pas en mesure de contrôler de grandes parties de son territoire, d'imposer l'État de droit ou de percevoir des recettes fiscales substantielles. Les acteurs externes qui sont entrés en scène, le plus souvent sans connaissance préalable de la situation sur le terrain, ont été instrumentalisés par les détenteurs locaux du pouvoir, et le sont toujours. S'il ne fait aucun doute que l'Afghanistan représente un cas extrême, des cas moins spectaculaires tels que  le Timor oriental et le Cambodge  ne nous autorisent guère à être optimistes.

Cependant,  il a été possible d'enregistrer un certain succès lorsque les conditions étaient favorables. Dans des pays tels que le Liberia et la Sierra Leone, la défaite  effective d'une des parties a mis fin au conflit de sorte que la question du pouvoir politique s'est trouvée provisoirement réglée. La communauté internationale a envoyé des missions de paix et à mobilisé des fonds importants pour ces pays relativement petits, ce qui a non seulement permis de mettre fin à la violence, mais a aussi contribué à la reprise économique et à une amélioration tangible des capacités de l'État.  S'ils  ont certes encore beaucoup de chemin à parcourir, il n'en reste pas moins que ces pays ont pour le moment pris un départ prometteur.

Comment procéder?

Force est de constater avant tout que les objectifs  allant au-delà de ceux qui visent à mettre fin à la violence et à favoriser une certaine reprise économique sont rarement atteints.  Les projets de transformation à grande échelle  tendent à être couronnés de succès dans les petits pays gouvernés par des élites affichant une volonté de paix et de réformes politiques. Ces facteurs ont bien davantage influencé les chances de succès que les stratégies et les ressources d'acteurs externes

C'est pourquoi, plutôt que de continuer à envisager des interventions à grande échelle, la recherche et la pratique devraient accorder plus d'attention aux systèmes sociaux et politiques de la base.   Ces systèmes revêtent souvent une « forme hybride » ou, en d'autres termes, sont une combinaison de pratiques et d'institutions de l'État, formelles et informelles. Même si ces dispositifs sont instables à certains égards, ils n'en sont pas moins une condition préalable importante à la capacité d'une société de s'adapter et de survivre.

La communauté internationale continuera certes de tenter de construire un État-nation dans des pays en proie à la guerre. Cela se déroulera dans des arènes politiques où des forces extérieures deviendront partie intégrante de systèmes hybrides. Les acteurs locaux, qui connaissent mieux ces arènes, seront en mesure d'instrumentaliser les acteurs internationaux  pour accéder à des ressources, au pouvoir  et à des moyens de légitimation, et ils joueront finalement un rôle de premier plan dans les luttes qui décideront de  l'avenir politique du pays. Au vu de ces circonstances, il n'y a pas  une seule et unique meilleure façon de réaliser la construction d'un État. Nous pensons néanmoins que la « construction de l'État du bas vers le haut » constitue une alternative attrayante et, en fait, nécessaire.  La formation et le maintien d'un ordre social reposent sur des identités, sur des normes partagées et sur la légitimité. Les politiques du développement devraient s'efforcer  d'entrer dans un dialogue et un débat sérieux avec les structures locales au lieu de continuer à affiner des stratégies dirigées vers les gouvernements centraux des États Fischer/Schmelzle 2009)

References
Baker, Pauline H/Ausink, John, 1996: State Collapse and Ethnic Violence: towards a predictive model. In: Parameters, Spring 1996, 19-31.

Bourguignon, François et al., 2008: Millennium Development Goals at Midpoint: Where do we stand and where do we need to go? Paper written for the Department for International Development, UK and the DG Development of the European Commission. Brussels, September 2008.    
http://ec.europa.eu/development/icenter/repository/mdg_paper_final_20080916_en.pdf

Fischer, Sabine; Schmelzle, Beatrix (Hg.), 2009: Building Peace in the Absence of States: Challenging the Discourse on State Failure. Berlin: Berghof Handbook Dialogue Series No. 8.
http://www.berghof-handbook.net/dialogue-series/no.-8-building-peace-in-the-absence-of-states

Foreign Policy & Fund for Peace, 2011: The Failed States Index 2011,
http://www.foreignpolicy.com/articles/2011/06
/17/2011_failed_states_index_interactive_map_and_rankings


Hewitt J. Joseph/Jonathan Wilkenfeld/Gurr, Ted Robert, 2008: Peace and Conflict 2008. College Park, MD: University of Maryland 2008.    
http://www.cidcm.umd.edu/projects/project.asp?id=32

Authors’ publications
The authors’ publications on the topic include:
Global Governance as Self-Deception- How the Western State-building Project Neglects Local Realities, in: Brzoska, Michael / Krohn, Axel (eds.): Overcoming Armed Violence in a Complex World. Essays in Honor of Herbert Wulf. Opladen 2009, pp. 163-184.

Dr Tobias Debiel
Professeur en relations internationales
et politique du développement
Directeur de l’Institut pour le développement
et la paix (Institut of Development and Peace - INEF
tobias.debiel@inef.uni-due.de

Dr Daniel Lambach
Maître de conférences,
Institut de sciences politiques
Daniel.lambach@uni-due.de
Université de Duisburg-Essen

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