Il n’y a guère que depuis environ 1800 que le commerce international de produits agricoles est pratiqué à grande échelle.
Photo: FAO/Giuseppe Bizzarri

Importance des échanges commerciaux

Le monde sera-t-il en mesure de se nourrir convenablement en 2030 ? L’auteur maintient que « Oui » – à condition que les pays choisissent de supprimer les restrictions commerciales et garantissent de ce fait une utilisation optimale et durable des rares ressources mondiales. Bref historique du commerce agricole international et quelques suggestions.

Le commerce à longue distance de produits agricoles contribue à la croissance économique mondiale et à la réduction de la pauvreté depuis des millénaires, mais ce n’est que depuis ces derniers siècles que le commerce international de produits alimentaires majeurs s’est développé. L’importance de sa contribution, dans les premiers temps, a été liée au commerce de semences de cultures vivrières ou de boutures, d’animaux reproducteurs et de technologies de production agricole. Depuis 1800, la baisse continue des coûts du commerce international a progressivement rendu possible le commerce des produits agricoles bruts ou transformés. En conséquence, les prix des produits agricoles et autres ont tendance à converger à l’intérieur des pays, entre les pays et, de fait, entre les continents. C’est pourquoi les coûts de la main-d’œuvre et des capitaux convergent eux aussi.

Toutefois, les restrictions commerciales aux frontières nationales ont limité les échanges internationaux entre des économies relativement peu peuplées mais bien dotées en terres agricoles et celles qui ont une population très dense – tout comme l’ont fait les politiques sectorielles et de change. La convergence des prix dans l’espace et l’efficacité d’utilisation des ressources mondiales en agriculture sont par conséquent inférieures à ce qu’elles pourraient être. Cela est inquiétant. Pour que l’offre alimentaire mondiale suive la progression de la demande, il faut que la productivité des ressources utilisées dans l’agriculture augmente. Cela est tout à fait possible en investissant plus dans la recherche agricole, mais cette solution est coûteuse et nécessite des décennies pour produire des résultats. Une solution bien plus immédiate et bien moins coûteuse permettant d’accroître l’offre alimentaire mondiale et, par conséquent, la sécurité alimentaire, consiste à réformer les politiques contribuant à fausser les prix et le commerce des produits alimentaires.

L’ouverture de chaque économie nationale au commerce et aux investissements internationaux optimise l’utilisation des ressources consacrées à la production alimentaire mondiale, optimise les revenus réels mondiaux et minimise les fluctuations des prix internationaux et des volumes commercialisés. Il faut par conséquent envisager que les gouvernements nationaux qui cherchent à réduire la pauvreté et la faim, choisissent, entre autres options de politique alimentaire, d’encourager la diversité et la sécurité des aliments et d’améliorer leur qualité. Tous ces facteurs contribuent à la sécurité alimentaire nationale et mondiale.

Évolution des tendances du commerce alimentaire depuis 1960

Au cours des cinq dernières décennies, l’évolution du commerce agricole mondial, les avantages comparatifs « révélés » et la spécialisation commerciale nette dans les produits agricoles sont dans l’ensemble conformes aux attentes de la théorie du commerce, même si les tendances du commerce ont été faussées (et tirées à la baisse) par des politiques anti-commerciales, notamment en Afrique subsaharienne mais aussi dans des pays tels que l’Argentine. Certains s’inquiètent de ce que cela a entraîné une concentration nationale des parts des produits et des pays concernés par l’exportation mondiale de produits agricoles : en 2014, seulement 8 produits constituaient la moitié du commerce international de produits agricoles (oléagineux 12 %, viandes 10 %, céréales 9 %, produits laitiers 6 %, boissons tirées de la culture arboricole 5 %, raisin et vins 3 %, sucre 3 % et coton 2 %), et seulement une douzaine d’économies de commerce agricole (l’UE28 étant considérée comme une même économie) représentent les deux tiers des exportations mondiales de produits agricoles. Toutefois, c’est parce que la production alimentaire commercialisée au niveau international est limitée que quelques pays seulement dominent le commerce international de chaque produit (voir tableau). 

Réforme progressive des politiques de distorsion du marché depuis les années 1980  

Dans les pays à revenu élevé, les pratiques de protection et de subventionnement de l’agriculture ont contribué à faire baisser les prix internationaux des produits agricoles pendant de nombreuses décennies, alors que les gouvernements de nombreux pays en développement nouvellement indépendants ont appliqué des politiques contribuant à décourager d’investir dans l’agriculture (directement, par exemple avec les taxes à l’exportation, mais aussi indirectement, avec les tarifs douaniers appliqués aux importations de produits manufacturés). Ces politiques étant défavorables au commerce, les quantités de produits agricoles négociés au niveau international étaient moindres, si bien que les prix internationaux des produits alimentaires étaient plus serrés et, par conséquent, plus volatiles.

Toutefois, à partir du milieu des années 1980, de nombreux pays ont réformé leurs politiques commerciales. Plus précisément, ils ont réduit les facteurs de distorsion des prix intérieurs : par exemple, les pays à revenu élevé ont réduit les droits à l’importation et supprimé les subventions à l’exportation, alors que les pays en développement ont progressivement éliminé la quasi-totalité des taxes à l’exportation. Placées dans une perspective historique, les réformes menées depuis le milieu des années 1980 ont été aussi spectaculaires que les changements de politique opérés pendant les trois décennies précédentes.

Ces évolutions sont explicitées par des estimations, au cours du demi-siècle passé, de ce qu’on appelle le taux nominal d’assistance des gouvernements à l’agriculture, ce taux étant le pourcentage selon lequel les revenus bruts des agriculteurs ont été modifiés par les politiques agricoles nationales. Leurs moyennes pondérées sont indiquées dans le diagramme pour les pays à revenu élevé et les pays en développement.



Malgré ces tendances à la réforme des politiques au cours des trois dernières décennies, la plupart des pays continuent d’isoler leurs marchés agricoles intérieurs des fluctuations à court terme des prix internationaux. Autrement dit, comme il reste une importante diversité de distorsion des prix entre les pays, et entre les produits dans chaque pays, les ressources mondiales sont encore loin d’être affectées de manière optimale à l’agriculture.

Possibilité de réduire les coûts économiques et les effets néfastes des politiques commerciales sur la pauvreté

Les résultats de la modélisation de l’économie mondiale donnent à penser que les réformes menées au cours des deux décennies qui ont précédé 2004 ont contribué, à raison de deux tiers, à l’évolution vers le libre échange en termes de bien-être économique mondial profitant proportionnellement plus aux pays en développement qu’aux pays à revenu élevé.

Si les politiques restantes en 2004 (dernière année de mise en œuvre des accords du cycle d’Uruguay de l’Organisation mondiale du commerce) avaient également été libéralisées, les pays en développement auraient gagné pratiquement deux fois plus que les pays à revenu élevé, ce qui aurait contribué à réduire l’écart entre pays à revenu élevé et pays en développement. Sur ces gains éventuels en matière de bien-être social associés à la réalisation du processus de libéralisation du commerce mondial, les deux tiers proviendraient des changements de politique agricole, alors même que l’agriculture représente moins de un dixième du PIB et du commerce mondiaux. Tel est le degré de distorsion continuant d’affecter les marchés agricoles, comparativement à ceux d’autres secteurs – et les politiques des pays en développement sont aussi responsables des gains auxquels il a fallu renoncer que celles des pays à revenu élevé.

Les réponses temporaires des politiques commerciales aux flambées des prix alimentaires internationaux les exacerbent

De nombreux gouvernements continuent d’isoler leur marché alimentaire intérieur des fluctuations des prix internationaux. Ces interventions d’un grand nombre de pays ont pour conséquence collective d’accroître la volatilité des prix internationaux, et par conséquent la volatilité des prix intérieurs dans les pays plus ouverts. Pourtant, si un groupe de pays exportateurs de produits alimentaires s’isolait au même degré qu’un groupe de pays importateurs, chaque groupe compenserait totalement les tentatives de l’autre d’empêcher les prix intérieurs de fluctuer autant que les prix internationaux.

Les résultats de la modélisation donnent à penser qu’à l’échelle mondiale, il est probable que moins de personnes basculeraient dans la pauvreté en cas de flambées des prix alimentaires internationaux si tous les pays se mettaient d’accord pour s’abstenir de modifier les restrictions commerciales dans l’espoir de mettre leur marché intérieur à l’abri de ces flambées. Par exemple, en 2008, les gouvernements des pays en développement ont empêché quelque 82 millions de personnes de tomber temporairement sous le seuil de pauvreté de 1,25 dollar US par jour alors qu’ils n’auraient pas pu le faire si leur réaction n’avait pas eu d’impact sur les prix alimentaires internationaux. Toutefois, ces actions ayant exacerbé la flambée des prix internationaux, le nombre de personnes ayant échappé à la pauvreté grâce à cette isolation est estimé être de 7,5 millions inférieur au nombre de personnes précipitées dans la pauvreté.

Effets éventuels de (ou requiem pour ?) l’agenda de Doha pour le développement (de l’OMC)

La modélisation empirique des options de réforme du commerce montre clairement qu’il y a beaucoup à gagner en libéralisant le commerce des marchandises, et notamment celui des produits agricoles. Si cette libéralisation se faisait de façon multilatérale dans le cadre du cycle de Doha de l’OMC, une part disproportionnellement élevée de ce gain potentiel pourrait aller aux pays en développement (par rapport à leur part de l’économie mondiale). Par ailleurs, les populations les plus pauvres des pays en développement, à savoir les agriculteurs et les travailleurs non qualifiés, sont davantage susceptibles de bénéficier de la libéralisation du commerce mondial, à condition que les pays en développement n’exigent pas un traitement spécial et différencié (donnant au gouvernement de chacun d’eux la liberté de tirer une balle dans le pied de leur économie). Pour réaliser ce gain potentiel, c’est dans l’agriculture qu’il faut opérer les plus fortes réductions des tarifs consolidés et des subventions. Toutefois, la sensibilité politique des programmes de soutien agricole a rendu l’accord de Doha difficile à atteindre et, malheureusement, les accords commerciaux régionaux et bilatéraux n’ont pas été plus capables de libérer le commerce mondial que ne l’a été l’OMC.

La planète peut potentiellement nourrir tout le monde en 2030

La planète pourra se nourrir correctement en 2030, et à des prix alimentaires internationaux qui, en termes réels, différeront peu de ceux qui étaient en vigueur juste avant la crise financière mondiale et la flambée des prix des produits alimentaires pendant la période de 2008 à 2012. L’Asie (et plus particulièrement la Chine) continuera de prendre de l’importance dans l’économie mondiale, et notamment sur les marchés des produits primaires. Cela offrira la possibilité aux économies riches en ressources naturelles de l’Afrique subsaharienne, de l’Amérique du Sud et d’ailleurs d’accroître leurs recettes en développant leur commerce avec l’Asie, et d’autant plus que la croissance de l’Asie sera rapide. Mais le commerce agricole progressera d’autant moins, comme ce sera le cas pour la sécurité alimentaire, que la protection de l’agriculture augmentera dans les économies émergentes d’Asie et d’ailleurs. Ces dernières années, et dans certains domaines manufacturiers, le glissement de certains pays à revenu élevé vers une politique protectionniste en réponse à l’action des lobbies antimondialisation est un mauvais exemple à suivre pour les pays en développement à l’endroit de leurs agriculteurs exposés à la concurrence des produits importés.

Implications et perspectives politiques de renforcement de la sécurité alimentaire mondiale

L’ouverture des marchés optimise les avantages que de commerce international peut présenter pour renforcer la sécurité alimentaire mondiale et garantir l’utilisation durable des ressources agricoles mondiales. La réduction des coûts du commerce international renforce l’avantage offert par la réforme des politiques qui faussent les prix, comme le fait le changement climatique. Si, comme on peut le craindre, le réchauffement de la planète et les phénomènes météorologiques extrêmes doivent devenir plus néfastes pour la production alimentaire, l’intérêt est d’autant plus grand de s’ouvrir aux marchés alimentaires internationaux et de permettre au commerce d’amortir les fluctuations saisonnières de la production nationale. Plus les pays réagiront ainsi, moins les prix alimentaires internationaux seront volatiles. Les pays en développement, inquiets de ce que les ménages pauvres puissent être trop vulnérables à la libéralisation des marchés alimentaires, peuvent invoquer les mesures de protection sociale générale telles que les compléments de revenu ciblés sous condition, en les réservant aux ménages les plus vulnérables.

Interaction des politiques commerciales et technologiques : quel rôle pour les OGM ?
Des inquiétudes selon lesquelles des produits contenant des organismes génétiquement modifiés (OGM) pourraient présenter des risques pour l’alimentation humaine ou animale, ou pour l’environnement, ont amené de nombreux pays européens à tergiverser quant à approuver leur production ou leur utilisation malgré le manque de preuve de leur nocivité. Cette posture politique, qui a découragé de nombreux pays en développement de les adopter, est regrettable : la modélisation des résultats montre que les cultures OGM présentent des avantages sociaux susceptibles d’atténuer la pauvreté et la sécurité alimentaire directement, considérablement et assez rapidement dans les pays souhaitant autoriser l’adoption de cette nouvelle biotechnologie. Les enjeux sont particulièrement élevés car les gains éventuels tirés de cette nouvelle technologie progresseront à mesure que le changement climatique se poursuivra, forçant les agriculteurs à s’adapter au réchauffement, aux fluctuations météorologiques et à l’accroissement du coût de l’eau d’irrigation.


Kym Anderson
Université d’Adélaïde et université nationale australienne
Adélaïde et Canberra, Australie
kym.anderson@adelaide.edu.au


Références et autres lectures :

  • Anderson, K. (2017), Agricultural Trade, Policy Reforms, and Global Food Security, London and New York: Palgrave Macmillan. Available as an ebook at: www.palgrave.com/gp/book/9781137471680
  • Anderson, K. (2017), Finishing Global Farm Trade Reform: Implications for Developing Countries, Adelaide: University of Adelaide. Freely available as an e-book at: www.adelaide.edu.au/press/titles/agtrade/
  • Headey, D. (2016), “Food Prices and Poverty”, Policy Research Working Paper No. 7898, World Bank, Washing5ton DC, November (forthcoming in World Bank Economic Review).
  • Anderson, K. and A. Strutt (2016), “Impacts of Asia’s Rise on African and Latin American Trade: Projections to 2030”. The World Economy 39(2): 172-94, February.
  • Anderson, K., J. Cockburn and W. Martin (eds.) (2010), Agricultural Price Distortions, Inequality and Poverty, Washington DC: World Bank. Freely available as an e-book at: www.worldbank.org/agdistortions
  • Anderson, K. (ed.) (2009), Distortions to Agricultural Incentives: A Global Perspective, 1955-2007 (edited), London: Palgrave Macmillan and Washington DC: World Bank, 2009. Freely available as an e-book at: https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/9436
  • Anderson, K. and W. Martin (eds.) (2006), Agricultural Trade Reform and the Doha Development Agenda, London: Palgrave Macmillan and Washington DC: World Bank. Freely available as an e-book at: https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/6889

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