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Le mythe du vieillissement des agriculteurs africains
De toutes les régions du monde, l’Afrique sub-saharienne est celle qui a enregistré la plus forte croissance de la production agricole depuis 2000. Compte tenu des liens étroits, en amont et en aval, de l’agriculture avec les autres secteurs économiques, la croissance agricole a contribué à l’expansion rapide des activités non agricoles en Afrique. De fait, les pays africains ayant connu la plus forte croissance de leur productivité agricole au cours de la dernière décennie ont généralement connu la croissance la plus rapide de l’emploi et de la productivité dans le secteur non agricole (Yeboah et Jayne, 2018).
Ces tendances, qui font écho à la transformation de l’Asie de l’Est, donnent à penser que les performances de l’agriculture influenceront aussi le rythme du développement et de la diversification économiques de l’Afrique. Toutefois, beaucoup pensent que la croissance de l’Afrique tirée par l’agriculture pourrait être mise à mal par le vieillissement de la population agricole dû au désintéressement des jeunes pour ce secteur d’activité (Jöhr, 2012; BBC, 2019). Ces inquiétudes sont brièvement exprimées par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture :
Aux États-Unis et dans d’autres pays développés, l’âge moyen des agriculteurs approche les 60 ans. En Afrique, il est également d’environ 60 ans, malgré le fait que 60 pour cent de la population africaine a moins de 24 ans. Par conséquent, comme les agriculteurs vieillissent – et comme beaucoup sont des femmes qui ont moins accès aux ressources productives, notamment dans les pays en développement – cela suscite des interrogations quant aux perspectives d’accroissement de la productivité agricole. Les jeunes ruraux cherchent à mieux gagner leur vie dans les villes. Cette tendance est-elle compatible avec un avenir durable ? (FAO 2014, p. 2)
Malgré bien des conjectures sur le vieillissement de la population agricole, et les efforts qui en résultent pour encourager les jeunes à plus s’engager dans l’agriculture, nous ne disposons d’aucune preuve concrète permettant de confirmer ces allégations en Afrique sub-saharienne. Pour une région où l’âge moyen de la population est de 19 ans et où, selon l’Organisation internationale du travail, plus de la moitié de la population active travaille dans l’agriculture, il semble peu probable que l’âge moyen de la population agricole soit d’environ 60 ans.
Il est toutefois important d’examiner cette question de manière empirique car si les jeunes Africains fuyaient l’agriculture au point d’entraîner un vieillissement aussi considérable de la population agricole de la région, il serait urgent de faire quelque chose. Nous avons par conséquent utilisé les données d’enquête disponibles représentatives de six pays africains pour examiner les tendances de la répartition des âges de la population active dans les secteurs agricole et non agricole depuis 2000.
Pour chaque pays, nous examinons les tendances de l’âge moyen de la population active dans les secteurs agricole et non agricole, ventilées par genre et par intensité de l’engagement mesurée par la source d’emploi principale déclarée par les individus et par la part relative du temps de travail total qu’ils consacrent à leur activité dans le secteur. Comme beaucoup d’Africains actifs occupent plus d’un emploi dans une année donnée, nous calculons également les équivalents temps plein (ETP ; voir encadré) pour chaque individu pris en compte dans ces enquêtes représentatives des pays concernés et reportons les âges moyens en fonction du temps consacré à des activités agricoles et non agricoles. Nous testons la fiabilité de nos résultats en reproduisant l’analyse pour différentes répartitions d’âges, p. ex. en incluant vs. excluant les jeunes de 15 à 24 ans (car leurs emplois reflètent souvent les volontés de leurs parents plutôt que leurs aspirations à un emploi à long terme) et en prolongeant l’âge de la population active au-delà de la limite supérieure standard (64 ans).
La plupart des adultes africains travaillant dans l’agriculture ont moins de 40 ans
L’âge moyen des individus en âge de travailler et exerçant essentiellement leurs activités dans l’agriculture varie de 32 à 39 ans – nettement moins que les 60 ans souvent évoqués. Au cours de la dernière décennie, l’âge moyen des adultes en âge de travailler a augmenté d’un ou deux ans ou est resté constant dans la plupart des pays. Ces résultats figurent dans le tableau du haut, pour tous les individus de 15 à 64 ans, et dans le tableau du bas, qui limite l’analyse à tous les individus de 25 à 64 ans.
À titre d’illustration, les enquêtes les plus récentes dont les résultats sont disponibles indiquent que l’âge moyen des individus en âge de travailler (15–64 ans) et ayant essentiellement une activité agricole était de 32 ans en Tanzanie et de 39 ans au Nigeria. Chez les individus consacrant au moins 50 pour cent de leur temps de travail total à l’agriculture, l’âge moyen est légèrement plus élevé et varie de 33 à 40 ans (voir tableau du haut). L’agriculture est généralement la principale source d’emploi pour les jeunes, mais c’est souvent une activité à temps partiel dans la mesure où ils doivent souvent combiner emploi et éducation. Par conséquent, le fait de restreindre l’échantillon à ceux qui consacrent au moins 50 pour cent de l’ETP à l’agriculture augmente légèrement l’âge moyen de ceux qui travaillent dans l’agriculture. De même, si on exclut entièrement les jeunes de 15 à 24 ans, l’âge moyen des agriculteurs va de 39 ans en Zambie à 45 ans au Nigeria (tableau du bas). Dans l’agriculture, les différences d’âge moyen entre hommes et femmes sont très faibles.
Ces résultats sont valables, même si la limite supérieure de l’âge de la population active est portée à plus de 64 ans. En procédant de la sorte, l’âge moyen de la main-d’œuvre agricole n’augmente que de 1 à 2 ans dans la mesure où les plus de 64 ans ne représentent que 3,1 pour cent de la population totale de l’Afrique sub-saharienne (Nations unies, 2019).
L’âge des agriculteurs africains n’augmente pratiquement pas
De plus, la structure d’âges des agriculteurs n’a pratiquement pas changé au cours de la dizaine d’années passées. Entre la première et la dernière période de l’enquête, qui a duré de 6 à 12 ans, l’âge moyen de la population active agricole (personnes de 15 à 64 ans) a augmenté de moins de 2 ans dans quatre des six pays concernés (Ghana, Rwanda, Ouganda, Zambie). L’âge moyen des agriculteurs est resté inchangé au Nigeria et a légèrement diminué en Tanzanie.
La situation est plus ou moins la même lorsque l’échantillon est limité aux individus de plus de 24 ans qui consacrent au moins la moitié de leur temps de travail à des activités agricoles (tableau du bas). Dans plusieurs pays, l’âge moyen n’a pas changé et dans aucun d’eux on n’a constaté une augmentation de plus de 2 ans de l’âge moyen. Même si un grand nombre de jeunes ruraux tournent le dos à l’agriculture à mesure que les activités non agricoles se développent, la majorité des jeunes ayant une activité économique continue d’avoir une activité agricole, au moins à temps partiel (Yeboah et Jayne, 2018), si bien que l’âge moyen des adultes africains travaillant dans l’agriculture n’augmente pratiquement pas avec le temps.
Les personnes ayant un emploi non agricole sont légèrement plus jeunes que celles qui travaillent dans l’agriculture
Les personnes ayant un emploi non agricole sont généralement de quelques années plus jeunes que celles qui travaillent dans l’agriculture. Comme indiqué dans les tableaux, les personnes en âge de travailler consacrant au moins 50 pour cent de leur temps de travail total à l’agriculture sont en moyenne de un à quatre ans plus vieilles, tout au plus, que leurs homologues du secteur non agricole. Mais là encore, il faut nuancer.
Pour l’intégralité de la population en âge de travailler, l’âge moyen des agriculteurs n’est supérieur à celui des travailleurs du secteur non agricole que dans deux des six pays (Ghana et Rwanda). Il est plus ou moins le même dans trois autres pays (Nigeria, Ouganda et Zambie). En Tanzanie, l’âge moyen des agriculteurs est même plus faible que celui des personnes qui travaillent dans le secteur non agricole. Si on exclut le groupe des 15 à 24 ans de l’analyse, la population agricole a généralement, et en moyenne, deux ans de plus que la population non agricole.
Compte tenu de l’augmentation rapide des possibilités d’emplois non agricoles en Afrique au cours de la dernière décennie (Yeboah et Jayne, 2018 ; OCDE, 2018), il faut s’attendre à des différences de l’âge moyen de ceux qui travaillent dans le secteur non agricole et de ceux qui travaillent dans l’agriculture. Grâce à leur niveau d’éducation relativement plus élevé et à leur plus grande mobilité, les jeunes Africains tirent profit des possibilités d’emploi dans le secteur non agricole, ce qui réduit encore plus l’âge moyen des travailleurs de ce secteur par rapport au secteur agricole, mais cela ne veut nullement dire que peu de jeunes restent dans l’agriculture ou que l’âge des agriculteurs africains augmente considérablement.
Conclusions
Une idée reçue veut que, se désintéressant de l’agriculture, les jeunes Africains fuient ce secteur en laissant derrière eux une population agricole vieillissante mal équipée pour répondre aux besoins alimentaires de la région. Toutefois, selon les données fournies par les enquêtes de ménages représentatives de chacun des six pays africains dans lesquels au moins deux enquêtes de suivi du niveau de vie intégrant une composante agricole ont été menées, le tableau est nettement plus optimiste. Nous attirons l’attention sur trois conclusions majeures.
Premièrement, contrairement aux idées très répandues selon lesquelles les plupart des agriculteurs africains sont des personnes âgées, l’âge moyen de la population active agricole se situe entre 32 ans et 39 ans. Même en ne tenant pas compte des jeunes adultes de la tranche des 15 à 24 ans, l’âge moyen de la population active agricole varie de 38 à 45 ans. Et même si on inclut les personnes âgées, de tout âge, travaillant dans l’agriculture, cela ne change pratiquement pas l’âge moyen. Cela tient au fait que seulement 3,1 pour cent de la population de l’Afrique sub-saharienne a 65 ans et plus et que seulement la moitié est économiquement active dans le secteur agricole.
Deuxièmement, dans les six pays africains en question, l’âge moyen de la population active agricole a augmenté d’un ou deux ans ou est resté constant dans la plupart d’entre eux au cours des dix dernières années. Compte tenu du fait que, grosso modo, en Afrique sub-saharienne, de 7 à 10 millions de jeunes entrent chaque année sur le marché du travail, il est facile de comprendre pourquoi l’âge moyen de la population agricole n’augmente pas, même quand on sait qu’un grand nombre de jeunes tournent partiellement ou totalement le dos à l’agriculture. Il faudra peut-être plusieurs décennies avant que l’évolution démographique de l’Afrique commence à traduire un vieillissement de l’âge moyen de l’ensemble de la population active.
Troisièmement, ceux qui ont un emploi non agricole ont, en moyenne, de un à trois ans de moins que ceux qui travaillent dans l’agriculture, notamment lorsque l’échantillon ne tient pas compte de la tranche d’âge de 15 à 24 ans.
Comme souligné dans de précédentes études, la part des emplois agricoles diminue avec le temps à mesure qu’augmentent les emplois non agricoles dans les économies en mutation rapide de l’Afrique. Toutefois, l’agriculture représente encore une part importante des emplois occupés par les personnes en âge de travailler et reste le principal employeur de jeunes ruraux, même si ces derniers n’occupent souvent que des emplois à temps partiel (Yeboah et Jayne, 2018). La proportion de jeunes Africains commençant à travailler dans l’agriculture est certes inférieure à ce qu’elle était il y a plusieurs décennies, mais beaucoup restent dans l’agriculture, ce qui a tendance à faire baisser l’âge moyen de la population agricole.
Compte tenu de ces enquêtes nationales représentatives des pays concernés, il apparaît clairement que le maintien d’une population active suffisamment jeune et dynamique dans le secteur agricole n’est heureusement pas un des principaux problèmes de la région. Ce qui manque, cependant, c’est une masse critique de jeunes Africains qualifiés ayant accès au financement et disposant du savoir-faire nécessaire pour stimuler la croissance de la productivité dans l’agriculture et dans les chaînes de valeur apparentées.
L’idée de garder les jeunes dans l’agriculture de crainte que les personnes âgées aient le monopole du secteur agricole africain est irrecevable. Une stratégie plus efficace consisterait, prioritairement, à donner des moyens aux millions de jeunes ruraux travaillant déjà dans l’agriculture pour que ce secteur soit plus rentable. Faire en sorte que l’agriculture soit « sexy » est loin d’être aussi important que faire en sorte qu’elle soit rentable. Les jeunes seront attirés en grands nombres par l’agriculture lorsqu’il deviendra clair qu’ils pourront bien y gagner leur vie. Une autre priorité, relevant du même domaine, serait que les gouvernements s’attaquent aux nombreux obstacles politiques, réglementaires et financiers qui empêchent les jeunes Africains qualifiés de démarrer et développer des entreprises d’agrobusiness offrant d’importants services aux agriculteurs africains.
Contexte
Les sources utilisées ont été l’étude de mesure des niveaux de vie – enquêtes intégrées sur l’agriculture (LSMS-ISA) pour le Nigeria, la Tanzanie, le Rwanda et l’Ouganda, et les enquêtes sur les forces de travail pour le Ghana et la Zambie. Ces enquêtes sont menées par les services statistiques nationaux de chaque pays avec le soutien de la Banque mondiale.
Le choix des pays est basé sur la représentation régionale dans toute l’Afrique sub-saharienne et sur la disponibilité de données comparables sur deux périodes ou plus, à au moins trois ans d’intervalle. Les six pays pris en compte dans l’analyse représentent environ 34 pour cent de la population totale de l’Afrique sub-saharienne. L’équivalent temps plein (ETP) estime la part du temps de travail de chaque individu consacré à un emploi particulier pendant la durée de l’enquête. Un ETP équivaut à 40 heures par semaines, 4 semaines par mois et 12 mois par an. L’ETP de n’importe quel emploi donné est donc le nombre réel d’heures travaillées par rapport à une année de travail de 1 920 heures.
Remerciements
Cet article est un résumé des résultats de l’étude suivante : Yeboah, F. K., et T. S. Jayne (à paraître). Is African Agriculture Becoming the Preserve of the Elderly? Cette étude est cofinancée par le projet Agricultural Policy Research in Africa (APRA) financé par le DfID, et par le Food Security Policy Innovation Lab soutenu par USAID.
Felix Kwame Yeboah est professeur adjoint et responsable des programmes, Global Youth Advancement, université d’État du Michigan, États-Unis.
Contact: yeboahfe@msu.edu
T. S. Jayne est University Foundation Professor à l’université d’État du Michigan.
Contact: jayne@msu.edu
Références (en anglais)
BBC (2019). The Ageing Crisis Threatening Farming. Follow the Food, BBC Future and BBC World News: http://www.bbc.com/future/bespoke/follow-the-food/the-ageing-crisis-threatening-farming/
Food and Agriculture Organization (2014). “Food Security for Sustainable Development and Urbanization: Contribution to the United Nations Economic and Social Council Integration Segment, FAO, Rome. https://www.un.org/en/ecosoc/integration/pdf/foodandagricultureorganization.pdf.
International Labour Organization (2020). “Employment by sex and age — ILO modelled estimates.” ILOSTAT. https://ilostat.ilo.org/data.
Jöhr, H. (2012). Where Are the Future Farmers to Grow Our Food? International Food and Agribusiness Management Review, vol. 15, p. 9-11. https://www.ifama.org/resources/Documents/v15ia/Johr.pdf
Losch, B. (2016). “Structural transformation to boost youth labor demand in sub-Saharan Africa: The role of agriculture, rural areas and territorial development.” Employment Working Paper No. 204. International Labour Organization, Employment Policy Department. http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---ed_emp/documents/publication/wcms_533993.pdf
Yeboah, F. K. and Jayne, T. S. (2018). Africa’s evolving employment trends. Journal of Development Studies, 54(5), 803-832.
World Bank: LSMS-Integrated Surveys on Agriculture. Available at: http://surveys.worldbank.org/lsms/programs/integrated-surveys-agriculture-ISA
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