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L’agriculture climato-compatible, c'est quoi ?
Des centaines d’organisations locales et internationales ont adopté le concept d’agriculture climato-compatible (CSA). Toutefois, comme c’est le cas avec de nombreux concepts nouveaux, il peut être différemment interprété et contesté. La CSA n’est en aucun cas parfaite pour ce qu’elle doit couvrir dans le domaine urgent et complexe de l’action pour le climat dans les systèmes agricoles et alimentaires, mais c’est un raccourci bien utile.
Beaucoup d’entre nous interprètent la CSA comme une approche et non pas comme une pratique ou une technologie concrète. Comme Leslie Lipper et ses co-auteurs l’écrivent dans Nature Climate Change, « la CSA est une approche visant à transformer et réorienter les systèmes agricoles en faveur de la sécurité alimentaire face aux nouvelles réalités du changement climatique ». De nombreux autres termes et expressions concernent le développement agricole, mais la CSA est une nouveauté en ceci qu’elle met l’accent sur un éventail d’actions en faveur du climat. Le concept a été créé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 2010, suite à la nécessité de transformer le développement agricole face aux problèmes posés par le changement climatique.
Assurer la sécurité alimentaire de la planète n’a jamais été facile, mais le changement climatique n’arrange vraiment pas les choses. Selon le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), une augmentation de température de 2° C pourrait entraîner une réduction de 15 pour cent des rendements obtenus avec les pratiques agricoles actuelles alors que la FAO estime qu’il faudra augmenter la production alimentaire de 60 pour cent d’ici 2050 pour faire face à l’accroissement de la demande. Par ailleurs, les systèmes alimentaires produisent jusqu’à un tiers des émissions de gaz à effet de serre, si bien qu’il faut les diminuer pour limiter le réchauffement de la planète. L’agriculture climato-compatible est une approche permettant de s’attaquer à ces problèmes de manière inclusive.
Les trois piliers de la CSA
En substance, les interventions de la CSA cherchent à atteindre trois résultats : (a) augmenter durablement la productivité et les revenus agricoles ; (b) s’adapter au changement climatique et renforcer la résilience vis-à-vis de lui ; et (c) réduire et/ou, si possible, supprimer les émissions de gaz à effet de serre. Pour beaucoup, ce sont- là les trois composantes qu’il faudrait trouver dans une pratique ou une technologie agricole particulière, par exemple l’agriculture de conservation ou l’agroforesterie. Notre façon de voir les choses est un peu différente. L’objectif global de la CSA est de soutenir les efforts, du niveau local au niveau mondial, pour utiliser durablement les systèmes agricoles afin d’assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle de tout le monde, tout le temps, en intégrant l’adaptation nécessaire au changement climatique et l’atténuation potentielle de ce dernier. Les trois piliers ci-dessus sont donc les priorités à réaliser pour atteindre cet objectif.
Que devons-nous faire pour réaliser ces trois priorités interactives ? Les mesures peuvent concerner l’agroforesterie à un endroit, mais les systèmes culture-élevage à un autre. Elles peuvent concerner l’assurance indexée, de meilleurs marchés d’intrants et la culture du blé ailleurs. L’accent est mis sur les priorités, et pas seulement sur une pratique particulière qu’on appellerait climato-compatible. Et nous devons avoir conscience des compromis qu’il peut y avoir à faire entre les priorités.
En mettant l’accent sur les priorités, nous souhaitons nous éloigner de la situation dans laquelle certaines technologies et pratiques sont « vendues » et « encouragées » – nous voulons nous écarter des solutions miracles. Malheureusement, cela ne se passe pas comme ça dans la pratique courante et de multiples formes de climato-compatibilités sont encouragées : pommes de terre climato-compatibles, paysages climato-compatible, villages climato-compatibles, riz climato-compatible, production de bétail climato-compatible, etc. Nous sommes d’accord avec Todd Rosenstock, du Centre international pour la recherche en agroforesterie (ICRAF), lorsqu’il déclare qu’une technologie peut être climato-compatible à bien des endroits mais a peu de chances de l’être partout.
Pas la peine d’aller vers une exploitation agricole, un agriculteur, un paysage ou un pays avec une solution climato-compatible ; mieux vaut partir des agriculteurs et des parties prenantes locales pour comprendre leurs besoins et collaborer dans le sens des priorités locales et mondiales. Nous devons axer nos efforts sur les procédés nécessaires pour réaliser ces priorités. Comme le soulignent Leslie Lipper et ses co-auteurs, ces efforts peuvent inclure la promotion d’actions coordonnées d’agriculteurs, de chercheurs, du secteur privé, de la société civile et des responsables des orientations politiques ; l’accumulation d’exemples de ce qui marche dans certains contextes avec des types particuliers d’agriculteurs ; l’amélioration de l’efficacité institutionnelle locale pour soutenir l’agriculture ; l’incitation à la des politiques climatiques et agricoles ; et l’établissement de liens entre financement climatique et financement agricole. C’est ainsi que la CSA peut intervenir dans la réalité du développement compte tenu du changement climatique, et non pas en préconisant des technologies particulières.
Qu’est-ce qui distingue la CSA de l’agriculture durable ?
Nous pensons que la réponse est simple. La CSA, c’est tout simplement de l’agriculture durable mettant fortement l’accent sur les dimensions climatiques. Grâce aux idées de la CSA, l’agriculture durable sera encore plus durable ! Par exemple, en mettant l’accent sur les conseils climatiques pour les agriculteurs (le cas échéant), en développant l’assurance intempéries indexée (le cas échéant !), et/ou en mobilisant le financement climatique au profit des agriculteurs et de l’agriculture (le cas échéant !). Lorsque l’agriculture durable englobera entièrement les idées nouvelles de la CSA, le concept de CSA n’aura plus lieu d’être – les préoccupations climatiques seront totalement intégrées dans l’agriculture durable.
La CSA a des priorités similaires pour d’autres approches – sécurité alimentaire et développement durable – mais elle se distingue de trois façons. Premièrement, la CSA tient systématiquement compte du changement climatique dans la planification et l’élaboration des systèmes agricoles. Alors que de nombreuses approches de l’agriculture durable considèrent la résilience et la réduction des émissions de gaz à effet de serre comme des effets secondaires bénéfiques, la CSA s’en sert de points de départ.
Deuxièmement, pour atteindre les trois résultats de productivité, d’adaptation et d’atténuation, la CSA souligne les synergies et les compromis entre les interventions à différents niveaux. C’est important, car les interventions peuvent avoir des effets socio-écologiques bénéfiques au niveau de l’exploitation agricole, mais aussi des effets néfastes au niveau des paysages ou des communautés. Pour identifier les interventions optimales et aider les agriculteurs et les décideurs, les projets de la CSA doivent utiliser des outils de priorisation permettant d’identifier les compromis et les synergies entre les différentes options.
Troisièmement, la CSA attire de nouveaux financements pour le développement agricole car elle met explicitement l’accent sur le changement climatique. Parallèlement à la nécessité de s’adapter au changement climatique et de l’atténuer, une multitude de fonds climatiques est apparue, par exemple le Fonds pour les pays les moins avancés, la Caisse du Fonds pour l’environnement mondial et le Fonds vert pour le climat.
La CSA en pratique : exemples fournis par la Colombie, le Niger et l’Inde
Pour illustrer comment appliquer la CSA à une institution, dans le domaine de l’habilitation des femmes et à la technique agronomique, voici trois exemples fournis par la Colombie, le Niger et l’Inde. Le premier exemple est celui de la création des comités techniques agro-climatiques locaux (Local Technical Agroclimatic Committees – LTAC) en Colombie. Le ministère colombien de l’Agriculture et du Développement rural a créé ces comités avec le soutien de plusieurs instituts de recherche en 2015, pour renforcer la résilience des agriculteurs à l’accroissement de la variabilité climatique.
Dans ces comités, des représentants du gouvernement, de la société civile, des services météorologiques et des agriculteurs se réunissent régulièrement pour examiner les prévisions climatiques et formuler des recommandations agronomiques pratiques. Ces recommandations sont communiquées aux agriculteurs au moyen de bulletins régionaux et nationaux pour les aider à prendre des décisions en connaissance de cause quant aux variétés à planter, au moment de semer et à la façon de gérer l’eau et les autres intrants. Grâce au cinq LTAC, plus de 150 000 agriculteurs bénéficiaient déjà de services de conseil agro-climatique adaptés. La création des LTAC s’est faite selon une approche CSA type et contribue à la réalisation des trois priorités de la CSA en permettant aux agriculteurs et aux décideurs d’améliorer la productivité, de réduire les émissions de gaz à effet de serre en optimisant l’application d’engrais, et de s’adapter aux changements climatiques.
Le deuxième exemple nous vient du Niger où l’agriculture est confrontée à un environnement hostile, avec des précipitations annuelles inférieures à 600 mm et des températures dépassant les 30° C pendant des mois. Malgré ces conditions difficiles, 80 pour cent des Nigériens vivent de l’agriculture, ce qui les rend très vulnérables à la variabilité du climat. Les femmes et leurs enfants, en particulier, souffrent souvent de malnutrition car ils n’ont que des terres peu productives à cultiver. En réponse à ces deux problèmes, l’Institut international de recherche sur les cultures des zones tropicales semi-arides (ICRISAT) a formé plus de 10 000 femmes à la restauration de terres dégradées. Elles acquièrent des techniques de culture restauratrices telles que l’utilisation de trous « zai » creusés dans le sol dur et remplis de fumier pour concentrer les nutriments et l’eau destinés aux semences lorsque la saison des pluies commence. Elles ont également été aidées à négocier les droits à long terme de cultiver les terres communes peu productives. Ces efforts visant à habiliter les femmes à restaurer des terres peu productives ont amélioré la productivité et le piégeage du carbone dans le sol, et ils ont renforcé la résilience des femmes face à la variabilité climatique.
« Une technologie peut être climato-compatible à bien des endroits, mais a peu de chances de l’être partout. »
L’Inde nous fournit un troisième exemple montrant comment une technique d’agriculture de conservation peut être mise en œuvre en tant qu’intervention de CSA. Le Centre international d’amélioration du maïs et du blé (CIMMYT) et plusieurs partenaires de recherche ont testé différentes combinaisons de travail du sol, d’établissement des cultures et de gestion des résidus dans le cadre d’une alternance riz-blé dans les plaines de l’Indus et du Gange, en Inde. Les chercheurs ont constaté que dans les champs où le sol n’était pas travaillé, la productivité du riz et de blé augmentait au bout de quatre ans, et que la teneur du sol en carbone organique augmentait au fil des ans. Grâce à cette augmentation, le dioxyde de carbone est piégé et les sols deviennent plus résilients aux inondations et à la sécheresse.
Pour faire la preuve de ces avantages, le CIMMYT a appliqué les techniques de culture sans travail de la terre et d’agriculture de conservation dans un de ses champs d’expérimentation, dans l’État indien de Bihar. À la recherche de méthodes d’amélioration de la résilience de leurs agriculteurs au changement climatique, des représentants du gouvernement du Bihar ont visité ces champs d’expérimentation et ont décidé de promouvoir l’alternance riz-blé sans travail de la terre comme politique officielle. Ce système de production a été conçu comme technique d’agriculture de conservation, mais il contribue aux résultats de la CSA et a été mis en œuvre dans tout le Bihar pour améliorer la résilience des agriculteurs au stress climatique.
Ces trois exemples montrent que les objectifs et les approches de l’agriculture durable se chevauchent considérablement mais que la CSA se distingue en mettant l’accent sur le changement climatique.
Une large interprétation de la CSA
Il existe de multiples interprétations de la CSA – cela est évoqué plus haut relativement à l’accent mis sur les technologies et les pratiques par opposition à une approche de développement agricole dans le cadre du changement climatique. Dans la CSA, l’utilisation du mot agriculture est peut-être regrettable dans la mesure où il faudrait également mettre l’accent sur des questions plus larges de systèmes alimentaires, de chaînes de valeur, de politique et de services essentiels (par exemple les conseils climatiques, l’assurance, le crédit). Ce sont toutefois les technologies et les pratiques qui ont tendance à plus attirer l’attention dans de nombreuses discussions sur la CSA.
Par ailleurs, la CSA se concentre souvent sur les exploitations et les agriculteurs plutôt que sur les questions paysagères de plus haut niveau devant être prises en compte. Selon nous, nous avons besoin d’une large interprétation de ce qui doit être pris en compte au titre de la CSA – tout ce qui contribue à atteindre les trois objectifs (piliers). La CSA peut par conséquent être perçue comme une approche en faveur du développement agricole face aux problèmes de l’adaptation au changement climatique et de l’atténuation de ce dernier avec, pour ultime objectif, la volonté d’améliorer les moyens de subsistance des populations. La CSA a pris une ampleur considérable depuis 2010, ses adeptes allant des agriculteurs locaux aux organisations mondiales. Toutefois, à mesure que l’intérêt pour la CSA progresse, il devient de plus en plus important de suivre et d’évaluer les résultats et de les interpréter dans leur contexte. Ce n’est qu’ainsi que la CSA peut contribuer à assurer les moyens de subsistance de la population mondiale, en coopération avec les autres approches de l’agriculture durable.
Le Dr Bruce Campbell est directeur du programme de recherche du CGIAR sur le changement climatique, l’agriculture et la sécurité alimentaire (CCAFS) ; il est également membre du Centre international d’agriculture tropicale (CIAT).
Contact : b.campbell@cgiar.org
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