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Comment peut-on continuer à fermer les yeux sur la faim?
L’exaspération peut pousser les gens à commettre des actes de désespoir. Certains évacuent leur frustration en participant à des manifestations, à des marches ou à des émeutes. D’autres ont recours au terrorisme. Pour notre part, nous avons décidé d’exprimer notre frustration paisiblement en écrivant un petit livre*. Nous y avons été amenés parce que nous ne parvenons pas à trouver d’explication logique à la question de savoir pourquoi on fait si peu pour mettre fin à la faim. Ce qui nous inquiète aussi, c’est l’absence de tout sentiment d’urgence dans la recherche de systèmes plus pérennes de production et de consommation de denrées alimentaires.
Certes, ces deux questions sont interconnectées, mais dans ce document nous nous intéresserons seulement au phénomène de la faim.
Nous sommes incrédules et outrés par le fait que la plupart des gens que nous connaissons (et la plupart des gouvernements) puissent fermer les yeux sur le fait qu’un milliard d’êtres humains, soit une personne sur sept que compte la planète, souffrent de faim chronique, soient exposés à la faiblesse, à la mauvaise santé et à la mort précoce et soient exclus de toute possibilité de jouir de ce que nous considérons désormais comme acquis pour mener une vie normale. Nous trouvons incroyable qu’un désastre humain de cette ampleur puisse être purement et simplement ignoré, même par les personnes qui, normalement, agissent de manière socialement responsable et avec compassion.
Ce qui nous indigne encore plus, c’est que l’humanité dispose de tous les moyens pour mettre fin à la faim tout de suite, pour peu qu’elle s’y attelle et qu’elle prenne les mesures qu’il faut. Si quelqu’un a soif, notre réaction naturelle est de lui donner à boire. Mais si des millions de personnes ont faim, nous organisons une autre réunion de haut niveau, oubliant que des personnes sont en train de mourir pour rien en raison de carences alimentaires et que le remède contre la faim, n’est ni plus ni moins qu’un bon repas.
Si la faim existe, c’est à cause de l’échec des marchés dans un monde qui regorge de vivres. Les populations qui ont le plus besoin de nourriture sont celles qui sont les moins capables d’exprimer leurs besoins en termes de demande. Le meilleur moyen, le moyen le moins coûteux et le plus immédiat pour aider les gens à venir à bout de la faim et commencer à retrouver leur autonomie, c’est de leur accorder, à intervalles réguliers et prévisibles, des subventions en espèces avec lesquelles ils peuvent acheter de quoi manger afin de combler l’écart entre leur consommation actuelle et le seuil de la faim. Dans la plupart des cas, cette solution doit être préférée à la distribution de vivres car elle est plus facile à mettre en œuvre et elle ne nuit pas au bon fonctionnement des marchés.
Selon les calculs de la FAO, le seuil de la faim se situe à 120 pourcent des besoins énergétiques du métabolisme de base (BMER) lequel correspond à l’apport énergétique alimentaire nécessaire pour assurer les activités vitales de l’organisme. Le BMER varie selon le sexe, l’âge, la taille et le poids, mais pour la population d’un pays donné, il varie généralement entre 1 500 et 1 800 kcal par jour, ce qui donne des seuils de la faim qui se situent en gros entre 1 800 et 2 200 kcal par jour. Chez les personnes qui souffrent de faim chronique, le déficit énergétique moyen est de l’ordre de 250 à 300 kcal par jour. En termes simples, cela veut dire qu’un apport supplémentaire de 70 grammes de blé ou de riz par jour leur permettrait de dépasser le seuil de la faim. Il va de soi que du point de vue nutritionnel, il serait plus indiqué de leur permettre de combler non seulement le déficit énergétique, mais aussi le déficit en protéines, en sels minéraux et en vitamines.
Il est curieux de constater que la plupart des programmes actuels de lutte contre la faim n’ont pas pour objet essentiel d’améliorer l’apport alimentaire des personnes qui souffrent de la faim. Au lieu de cela, ceux qui les conçoivent pensent que l’augmentation de la production de denrées alimentaires pour améliorer l’offre locale et mondiale permettra de venir à bout de la faim. Certes, l’augmentation de la production peut être utile car elle permet de baisser le prix des denrées alimentaires et de créer des emplois supplémentaires dans la chaîne alimentaire. Les modèles mis au point par la FAO montrent cependant que l’essentiel de la production supplémentaire sera acheté par les gens qui sont déjà au-dessus de seuil de la faim parce qu’ils peuvent travailler et gagner de l’argent. Même lorsque les marchés regorgent de denrées alimentaires, celles-ci ne se retrouveront pas dans les assiettes des plus démunis. Dans certaines sociétés, il existe des traditions de partage de la nourriture avec les pauvres, mais dans la plupart des cas ce partage ne se concrétise pas et les pauvres se retrouvent pris dans un piège auquel il leur est impossible d’échapper par leurs propres moyens.
Selon une opinion très répandue, l’éradication de la faim par l’accès des pauvres à des quantités suffisantes de nourriture mettrait le système alimentaire mondial à rude épreuve. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque nous avons découvert que, tous comptes faits, les programmes visant à combler le déficit énergétique alimentaire du milliard de personnes qui souffrent de la faim ne nécessiteraient, pour peu qu’ils soient correctement ciblés, que 25 à 30 millions de tonnes de céréales par an, soit un peu plus de un pourcent des 2,3 milliards de tonnes de la production mondiale de céréales ! Exprimé autrement, cela ne représente que 15 pourcent du gaspillage de denrées alimentaires encore consommables dans les pays industrialisés.
Nos hypothèses sont certes simplistes, mais à dessein. Le fait est que, même si ce volume devait être doublé ou triplé, il resterait marginal par comparaison à l’offre mondiale de denrées alimentaires et aux ressources financières.
C’est la raison pour laquelle nous soutenons que, si elles souhaitent sérieusement mettre fin à la faim, les nations devraient faire de quelques programmes de protection sociale ciblés le fer de lance de leurs actions afin de permettre aux plus démunis d’acheter au plus vite leurs aliments de base et ainsi dépasser le seuil de la faim. Une fois ce résultat atteint, ils seront en meilleure santé, moins vulnérables aux chocs, plus aptes à apprendre et à travailler et prêts à réagir à de nouvelles opportunités pour améliorer leurs conditions de vie. Dans les quelques pays qui ont mis au point de tels programmes, la demande supplémentaire ainsi générée a permis de stimuler la croissance dans le secteur de la petite agriculture et donc de créer des avantages sociaux additionnels.
Nombreux sont ceux parmi les repus qui trouvent toutes sortes d’arguments pour rejeter cette approche. Ils estiment que le programme coûte trop cher, qu’il crée des dépendances et qu’il nuit à la dignité de la personne, qu’il ouvre la voie à la corruption et qu’il est exigeant du point de vue institutionnel. Ils ne veulent pas admettre qu’une telle opération est bien moins onéreuse et institutionnellement beaucoup plus simple que celles qui tentent de remplir le panier alimentaire mondial à ras bord. Ils refusent de voir qu’il y a peu de situations dans la vie des hommes susceptibles d’induire autant de dépendance que celle d’une mère qui sait qu’elle ne pourra pas donner à manger à ses enfants aujourd’hui... ou demain. Ils refusent d’y voir un investissement très rentable dans les ressources humaines, susceptible de procurer un surcroît de paix et de prospérité à leurs pays et à la planète en éliminant une profonde injustice et en permettant à l’ensemble de leur population de devenir de plus en plus productive.
Notre exaspération est alimentée par notre conviction que, parce qu’ils refusent de s’attaquer directement au problème de la faim, alors que c’est parfaitement possible, les gouvernements et les institutions internationales responsables de la sécurité alimentaire sont en train de causer, inutilement, des maladies et des morts prématurées d’une grande ampleur et ne semblent pas s’en soucier !
Il faut que cela change.
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Plus d’informations sur le livre
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Ignacio Trueba est titulaire d’un PhD en agronomie. Il est économiste et professeur émérite en Projets et Développement à l’Université Technique de Madrid (UPM). Il a été consultant auprès des Nations-unies en Amérique Latine, en Asie et en Europe; il a été le Représentant Permanent du Gouvernement de l’Espagne auprès de l’Organisation des Nations-unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) et du Programme Alimentaire Mondial (PAM) des Nations-unies.
Andrew MacMillan est titulaire d’un PhD en économie de l’agriculture, spécialité: agriculture tropicale. Il est à la retraite après avoir occupé le poste de Directeur de la Division des Opérations de Terrain à la FAO et celui de Directeur-Adjoint de son Centre d’Investissement.
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