Dans de nombreuses sociétés africaines, certaines tâches agricoles sont réservées aux enfants, par exemple garder le bétail.
Photo: R. Birner

Qu’est-ce que les exploitations agricoles familiales ont de si particulier ?

Les exploitations agricoles familiales sont particulièrement bien équipées pour répondre aux problèmes de l’organisation de la main-d’œuvre dans l’agriculture. Au premier stade de leur développement, elles jouent un rôle de première importance en créant des emplois productifs pour la majeure partie de la population. De plus, elles sont très motivées à utiliser durablement leurs ressources afin de pouvoir les transmettre aux générations futures. Mais il ne faut pas pour autant les idéaliser. Souvent, elles ne survivent que parce que les propriétaires passent plus d’heures au travail et acceptent de moindres revenus que ceux qui travaillent dans d’autres secteurs de l’économie.

L’agriculture nécessite trois importants facteurs de production : des terres, de la main-d’œuvre et des capitaux. En fonction de la question « Qui possède les terres et les capitaux et qui fournit la main-d’œuvre ? » il existe différentes formes organisationnelles de production agricole. La caractéristique la plus importante d’une exploitation agricole familiale est l’organisation familiale du travail. Selon la définition donnée par le directeur général de la FAO, M. Graziano da Silva une exploitation agricole familiale est « gérée et exploitée par une famille et dépend essentiellement de la main-d’œuvre familiale, notamment de celle qui est assurée par les hommes et les femmes ». Les exploitants agricoles familiaux ne possèdent pas nécessairement les terres qu’ils cultivent. Ils peuvent les louer selon différents régimes fonciers. Dans les pays en développement, les exploitations agricoles familiales sont souvent exploitées en métayage, formule selon laquelle les exploitants doivent donner une part de la production agricole aux propriétaires. Au premier stade de développement, le capital de l’exploitation familiale est limité et comprend essentiellement les animaux et l’outillage agricole. Dans les sociétés industrialisées, les exploitations familiales fonctionnent généralement avec d’importants apports en capitaux sous forme de machines et de bâtiments et les exploitants possèdent ces immobilisations, même s’ils ont besoin d’un financement bancaire pour les acquérir.

La dimension socioculturelle

Les facteurs socioculturels jouent un rôle important pour les exploitations agricoles familiales. Ils ont une influence sur la répartition du travail selon le genre, c’est-à-dire les règles selon lesquelles telles ou telles activités sont réservées aux membres masculins ou féminins de la famille. Si s’occuper des enfants et du ménage reste la tâche quasi-universelle réservée aux femmes, les règles concernant les activités agricoles varient considérablement d’une société à l’autre. Dans de nombreuses sociétés africaines, les femmes cultivent leurs propres champs. Dans d’autres parties du monde, elles assument des tâches spécifiques dans les champs qui sont cultivés en commun, par exemple ce sont elles qui repiquent le riz ou qui désherbent, alors que les hommes ont la charge d’autres activités, par exemple le labourage. Des travaux agricoles spécifiques sont souvent réservés aux enfants, par exemple garder le bétail, et peuvent compromettre la fréquentation scolaire. Les facteurs socioculturels influencent également la façon dont les terres sont octroyées aux enfants. Dans certaines sociétés, les terres sont réparties à parts égales entre les enfants alors que dans d’autres un seul enfant en hérite.  Dans de nombreux pays en développement, les femmes ne peuvent y accéder que par l’intermédiaire des hommes (voir également l’article).

La perspective de transmettre l’exploitation à la génération suivante incite également à garder l’exploitation en bon état, par exemple en investissant dans la fertilité du sol. Toutefois, cela ne veut pas nécessairement dire que les exploitations agricoles familiales sont toujours gérées de manière durable.

Dans les exploitations agricoles familiales pauvres, la gestion durable des ressources naturelles est souvent entravée par la forte demande de main-d’œuvre d’activités telles que la construction de talus autours des champs et l’épandage de fumier et par l’impossibilité d’avoir accès à des intrants tels que les engrais inorganiques.

Un coup d’œil à d’autres types de production agricole

Une distinction peut être faite entre les exploitations agricoles familiales et d’autres formes d’organisations agricoles, et notamment des coopératives de producteurs et des entreprises utilisant essentiellement une main-d’œuvre salariée. Les coopératives de producteurs sont un type d’organisation qui a été très répandu dans les anciens pays socialistes et communistes. Les terres appartiennent aux familles qui constituent la coopérative et ce sont également ces dernières qui fournissent la main-d’œuvre pour les activités agricoles, mais la gestion de la coopérative de producteurs est centralisée. Cette formule transforme essentiellement  les membres de la coopérative en ouvriers agricoles. Les coopératives de producteurs ne doivent pas être confondues avec les coopératives de services qui sont constituées par des exploitations agricoles familiales, par exemple, pour avoir collectivement accès à des intrants ou à des services financiers ou pour commercialiser collectivement leurs productions, comme c’est le cas dans les coopératives laitières. Contrairement à la coopérative de producteurs, la coopérative de services ne s’occupe que des activités agricoles en amont et en aval de la production, chaque famille d’agriculteurs devant assumer la gestion de la production dans son exploitation.

Dans les anciens pays socialistes et communistes, les coopératives de producteurs étaient créées de force. Dans certains pays en développement, les gouvernements se sont également efforcés de créer des coopératives de producteurs, par exemple après la réforme agraire, au Pérou. D’une manière générale, les coopératives de producteurs n’ont pas été une réussite. À partir de la fin des années 1970, le gouvernement chinois a remplacé les coopératives de producteurs par le « système de responsabilité des ménages » qui, pour l’essentiel, rétablissait les exploitations agricoles familiales gérées individuellement. Ce changement de cap a été à l’origine d’une croissance agricole sans précédent et a mis en exergue les avantages de l’exploitation familiale comparativement à la coopérative de producteurs. De fait, il y a peu d’exemples, dans le monde, de réussite de coopératives de producteurs. Les exceptions sont liées à des conditions particulières, comme c’est le cas des kibboutz qui s’appuient sur des principes religieux et qui sont nés dans le mouvement qui visait à créer l’État d’Israël.

Les exploitations agricoles familiales sont également à distinguer des entreprises agricoles qui utilisent essentiellement une main-d’œuvre salariée. Ces entreprises peuvent appartenir à une famille et être gérées par elle. Dans ce cas, décider quel pourcentage de l’activité agricole doit être fourni par les membres de la famille pour que l’exploitation agricole soit considérée comme familiale est en fin de compte une question de définition. Le domaine « Junker », en Prusse, est un exemple historique bien connu d’exploitation agricole à grande échelle gérée par ses propriétaires et utilisant essentiellement une main-d’œuvre salariée. Des types similaires d’exploitations agricoles ont également été créés sous des régimes coloniaux dans divers pays en développement, par exemple en Afrique australe. D’une manière générale, ces exploitations se caractérisent par des niveaux relativement élevés de productivité.

La société agricole, dont la main-d’œuvre et les cadres sont salariés et qui relève de diverses formes de propriété du capital et des terres, est un autre type d’organisation à distinguer de l’exploitation agricole familiale et de l’exploitation agricole gérée par son propriétaire et utilisant une main-d’œuvre salariée. Dans le cas des fermes d’État, les terres et le capital appartiennent à l’État et les activités sont gérées par des organismes publics. Ce type d’exploitation agricole a également été courant dans les anciens pays socialistes et communistes et a connu des problèmes similaires à ceux des coopératives de producteurs. Certains pays d’Afrique subsaharienne ont encouragé l’agriculture mécanisée à grande échelle dans des fermes d’État, par exemple au Soudan, en Tanzanie et au Nigeria. Il s’est toutefois avéré que ces exploitations n’étaient pas rentables. Les entreprises dont le capital et les terres appartiennent à des intérêts privés et qui peuvent prendre la forme de sociétés anonymes, de sociétés à responsabilité limitée ou d’autres types d’entreprises sont plus performantes. Dans les pays en développement, ce type d’organisation agricole est prédominant dans les plantations depuis l’ère coloniale. Dans certains des anciens pays socialistes et communistes, de grandes entreprises privées pouvant cultiver plusieurs centaines de milliers d’hectares se sont créées lors du processus de transformation, par exemple en Russie.

Dans les pays en développement, ces dernières années, de grandes sociétés jouent désormais un rôle croissant grâce à l’acquisition de terres à grande échelle, notamment en Afrique subsaharienne. Cet « accaparement des terres » par de grosses entreprises agricoles a entraîné le déplacement involontaire des exploitations agricoles familiales vers d’autres terres. Plusieurs initiatives internationales, par exemple le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), s’attaquent à ce problème.

Pourquoi les exploitations agricoles familiales restent prédominantes

Les exploitations agricoles familiales ne sont certes pas la seule formule d’organisation de la production agricole, mais elles sont de loin la plus répandue, aussi bien dans les pays en développement que dans les pays industrialisés. Elles sont très courantes dans toutes les sociétés industrialisées où elles n’ont pas été interdites pour des raisons idéologiques, comme cela a été le cas dans les anciens pays communistes et socialistes. Cela montre que, à l’exception de cas spéciaux tels que les plantations, les exploitations agricoles familiales ont un avantage comparativement à d’autres formes d’organisation agricole. On se demande depuis longtemps pourquoi il en est ainsi. En 1899, Karl Kautsky a publié un livre célèbre intitulé « La question agraire » dans lequel il faisait valoir que les exploitations agricoles familiales survivent à l’industrialisation parce qu’elles peuvent consacrer plus d’heures au travail et accepter un moindre revenu que les exploitations qui utilisent une main-d’œuvre salariée. Cette capacité à « sur-travailler » et à « sous-consommer » est vraiment une caractéristique des exploitations agricoles familiales et ses effets sont ambigus. De toute évidence, elle a une incidence néfaste sur les conditions de travail et de vie des familles concernées. Cependant, les exploitations agricoles familiales n’étant pas tenu d’avoir un rendement du travail et du capital comparable à celui d’autres secteurs de l’économie, elles peuvent garantir les moyens d’existence d’une part importante de la population au premier stade du développement économique, lorsque d’autres possibilités d’emploi font défaut. Dans cette situation, les exploitations agricoles familiales ne sont que partiellement intégrées aux marchés. Une forte proportion d’entre elles est axée sur une production de subsistance.

Grâce au développement économique, l’intégration des exploitations agricoles familiales dans les marchés s’amplifie. Elles vendent une part croissante de leur production et utilisent des intrants achetés, souvent par le biais de coopératives de services. On utilise l’expression « exploitations agricoles commerciales » pour désigner les exploitations agricoles qui sont intégrées aux marchés, mais tant que c’est la famille qui gère l’exploitation et fournit la majeure partie de la main-d’œuvre agricole, ces exploitations commerciales sont toujours des exploitations agricoles familiales.

Parallèlement à l’industrialisation, le nombre d’exploitations agricoles familiales diminue dans la mesure où le secteur non agricole emploie de plus en plus de personnes. La mécanisation permet aux exploitations agricoles familiales qui restent d’accroître la superficie de terres qu’elles peuvent cultiver avec la main-d’œuvre familiale. C’est pourquoi ces exploitations peuvent occuper de grandes superficies dans les pays industrialisés, surtout lorsque la densité de population est faible, comme c’est le cas aux États-Unis ou en Australie. Dans les pays industrialisés d’Europe occidentale où la densité de population est plus forte et où les terres disponibles sont rares, les exploitations agricoles familiales pratiquent une agriculture mixte ou se spécialisent dans l’élevage de bétail pour gagner suffisamment d’argent, ou bien elles adoptent la formule de l’agriculture à temps partiel.
   
Si la théorie de Kautsky reste pertinente pour comprendre la nature de l’exploitation agricole familiale, une branche plus récente de la documentation économique appelée « Nouvelle économie institutionnelle » a identifié une autre raison importante de l’avantage de l’exploitation agricole familiale par rapport à d’autres types d’organisation : sa capacité à fortement motiver ses membres dans un secteur où la qualité est, par nature, difficile à contrôler. Le travail agricole est difficile à superviser car il est dispersé dans l’espace, contrairement au travail industriel qui peut être circonscrit dans une usine. Par ailleurs, il n’est pas facile à évaluer dans la mesure où le résultat dépend de nombreux facteurs indépendants des efforts du travailleur, des conditions météorologiques, par exemple. De plus, de nombreuses activités agricoles telles que la traite nécessitent une certaine dose de diligence et de soins et ne peuvent être normalisées de la même façon que des activités industrielles. Cela contribue aux difficultés qu’il y a à superviser la main-d’œuvre salariée. Les exploitations agricoles familiales sont particulièrement bien adaptées à ces types de travaux car elles peuvent compter sur les obligations familiales et sur la perspective d’hériter de l’exploitation agricole pour motiver leurs membres à travailler dur et faire preuve de la diligence nécessaire.

Un cadre politique favorable est nécessaire

Les exploitations agricoles familiales occupant la majeure partie de la population dans les pays à faibles revenus, des résultats d’une portée considérable peuvent être obtenus en matière de développement lorsque les politiques agricoles visent à améliorer leurs possibilités de revenus, notamment grâce à l’accroissement de la productivité. De fait, dans l’histoire moderne, il n’y a pratiquement aucun exemple de réduction de la pauvreté à grande échelle qui n’ait commencé par de fortes augmentations de la productivité dans les petites exploitations agricoles familiales. Toutefois, pour atteindre cet objectif, les exploitations agricoles familiales ont besoin d’un cadre politique favorable. Il est particulièrement important d’investir dans la recherche, la vulgarisation et l’enseignement agricoles pour améliorer la productivité des exploitations familiales. Pour permettre à ces exploitations d’accéder aux marchés, des investissements publics dans l’infrastructure, par exemple dans le réseau routier rural, sont indispensables. Savoir dans quelle mesure les exploitations agricoles familiales ont besoin de subventions est une des questions les plus contestées dans l’actuel débat sur les politiques de développement. Les subventions profitent plus souvent aux exploitations les mieux loties et bénéficiant des appuis politiques nécessaires qu’à celles qui sont vraiment dans le besoin. Pourtant, l’expérience montre que les subventions peuvent jouer un rôle important dans l’adoption de nouvelles technologies et l’ouverture de marchés. Comme nous l’avons vu, les exploitations agricoles familiales bénéficient également de la possibilité de constituer des coopératives de services et d’agir collectivement pour accéder aux marchés des intrants et des produits agricoles. Les exploitations agricoles familiales peuvent également améliorer leurs revenus en passant des contrats avec des entreprises agroalimentaires, mais de telles dispositions ont également besoin d’un cadre politique propice. Enfin et surtout, les exploitations agricoles familiales bénéficient d’un environnement politique qui leur permet de constituer des associations d’agriculteurs et de se faire entendre sur la scène politique. Cette faculté est indispensable pour lutter contre le parti pris politique général contre l’agriculture dans la politique de développement et pour utiliser les exploitations agricoles familiales comme vecteur de réduction de la pauvreté, de croissance économique et de prospérité.

Regina Birner
Présidente de la division Social and Institutional Change in Agricultural Development à l’université de Hohenheim/Allemagne
Regina.Birner@uni-hohenheim.de
 

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