L'Europe ne dispose pas, à l'heure actuelle, de terres en quantité suffisante pour couvrir sa demande de produits agricoles, alors que la transition vers la bioéconomie engendre une hausse massive de cette demande.
Photo: Bilderbox.com

Adapter la bioéconomie à la sécurité alimentaire

Les stratégies de bioéconomie peuvent participer à la réduction de la pauvreté... à condition d'être élaborées avec soin. En effet, elles doivent être assorties de réglementations contraignantes afin que le droit fondamental à une alimentation suffisante ne soit pas bafoué. Les normes de durabilité n'ont d'intérêt que si la primauté de la sécurité alimentaire y est officiellement intégrée et assortie de critères vérifiables.

Il y a quelques années, l'Union européenne et les États-Unis d'Amérique ont franchi une étape importante dans la mise en œuvre de la bioéconomie en décidant d'introduire et de promouvoir les biocarburants. Cet objectif politique a donné naissance à un large débat public sur la question de la priorité de l'alimentation sur les carburants. Or, pendant que les politiciens, les associations de défense de la bioénergie et les organisations œuvrant dans le développement et l'environnement s'efforcent encore de trouver un compromis sur la question des quotas de biocarburants, le recours à la biomasse a continué à progresser dans d'autres secteurs. Ce phénomène, passé quasiment inaperçu, ne se préoccupe guère de son impact potentiel sur la sécurité alimentaire mondiale. Aucune étude n'a, par exemple, été menée pour évaluer l'impact de l'utilisation des bouteilles en bioplastique fabriquées à base de canne à sucre ou celui des bio-goujons fabriqués à partir d'huile de ricin. Personne ne s'inquiète non plus de savoir ce que nos vaches mangeront lorsque le caoutchouc de nos pneus d'hiver sera fabriqué avec du lait de pissenlit. Bien sûr, nous souhaitons tous tourner le dos à l'économie actuelle, centrée sur des ressources fossiles nocives pour l'environnement. Or, l'utilisation de biomasse est une composante essentielle de tout modèle économique écologiquement durable, et pas uniquement dans le secteur énergétique. Mais, comme pour les biocarburants, l'utilisation de la biomasse à des fins non alimentaires doit toujours être assortie d'une évaluation extrêmement précise de ses impacts mondiaux et garantir la primauté de la sécurité alimentaire. D'où l'importance d'élaborer des directives politiques prospectives et contraignantes et de faire preuve de prudence dans l'action entrepreneuriale.

Dimension mondiale souvent sous-estimée

Un être humain sur trois souffre encore de la faim aujourd'hui, ce qui représente 842 millions de personnes à travers le monde, dont au moins 70 pour cent vivent de l'agriculture dans les régions rurales des pays en développement. Avec la transition progressive de l'économie fossile vers la bioéconomie, ces régions particulièrement touchées par la pauvreté et la faim vont prendre une importance considérable. En effet, comme l'eau, le rayonnement solaire, la chaleur et la main-d'œuvre bon marché, leurs sols fertiles offrent des conditions de culture idéales pour la production de biomasse. Sans ces ressources, la mise en œuvre des stratégies bioéconomiques européennes et allemandes serait tout simplement difficilement concevable. L'UE manque déjà de terres arables, puisqu'elle a besoin de 25 millions d'hectares de terres agricoles à l'étranger pour couvrir sa demande de produits agricoles (Noleppa, v. Witzke et Cartsburg 2013), une surface qui équivaut à la superficie de la Grande-Bretagne. La transition vers la bioéconomie ne va faire qu'accroître la demande de produits agricoles, ce qui devrait avoir un impact massif sur la production des petites exploitations agricoles, particulièrement dans les pays en développement.

La concrétisation d'objectifs exagérés en matière de biocarburants nous a montré que, malgré l'existence de législations environnementales, les cultures énergétiques ont non seulement exacerbé l'exploitation excessive de la nature, mais aussi engendré du mal-développement grave au plan social. Dans de nombreux pays en développement, l'accaparement des terres et la forte augmentation des prix alimentaires plongent les populations pauvres dans la faim. Les impacts sociaux sont depuis trop longtemps les grands oubliés des politiques des biocarburants. C'est pour cette raison que les biocarburants sont si mal acceptés dans la société. Ce qu'il faut, dorénavant, c'est tirer des enseignements de ces mauvaises décisions et s'efforcer de concevoir la production de biomasse de manière à ce qu'elle contribue à la sécurité alimentaire et à la réduction de la pauvreté, particulièrement dans les pays en développement.

Développer une bioéconomie favorable aux pauvres

Lorsqu'elles sont bien conçues, les stratégies bioéconomiques sont capables de contribuer à la réduction de la pauvreté, au niveau mondial comme au niveau local. À l'échelle de la planète, par exemple, les surplus agricoles, habituellement vendus par l'UE ou par les États-Unis aux pays pauvres à des prix de dumping donc au détriment de la petite agriculture locale, diminuent. La bioéconomie peut également participer à la lutte contre le réchauffement climatique, un facteur particulièrement important pour les petits propriétaires agricoles. Ceux-ci vivent, en effet, dans des régions durement touchées par les conséquences du changement climatique, un phénomène dont ils ne sont pourtant pas responsables. Et enfin, l'utilisation moderne de la biomasse offre des options que les pays en développement pourraient mettre à profit pour passer directement à la bioéconomie en sautant une bonne partie de l'étape associée à l'économie fossile.

Il est, cependant, crucial de réussir à tirer parti de la demande de biomasse pour réduire la pauvreté dans les régions rurales pauvres. Plus de 400 millions de petits propriétaires agricoles sont susceptibles d'être intégrés au réseau de production de biomasse à travers le monde. C'est précisément à ce niveau que la production de biocarburants a failli. La forte demande a entraîné la création de vastes plantations et laissé de côté l'agriculture rurale. Le monde a besoin d'une politique bioéconomique capable de promouvoir une hausse progressive de la demande de biomasse. Il faut donner aux petits propriétaires agricoles le temps de se réorganiser, par exemple, sous la forme de groupes de producteurs ou de coopératives, et d'améliorer leurs méthodes de culture et d'accès aux marchés. Ces processus prennent du temps, le temps nécessaire pour transformer de petites fermes démunies en exploitations agricoles économiquement viables et socialement et écologiquement durables.

Tenir compte du droit fondamental à l'alimentation

En 2004, les Nations unies ont adopté des directives sur le droit à disposer d'une alimentation suffisante. Ces directives contenaient un paragraphe intitulé « Coopération internationale et mesures unilatérales » qui stipulait également que :

« Les États sont vivement encouragés à éviter d'instaurer, ou à prendre les dispositions nécessaires pour éviter d'instaurer, toute mesure unilatérale contraire au droit international ou à la Charte des Nations Unies, qui empêche les populations des pays affectés de réaliser pleinement leur développement économique et social et qui entrave la concrétisation progressive du droit à une alimentation adéquate. »

Soutenu par tous les membres des Nations unies, cet appel pourrait inciter les pays à s'engager non seulement à étudier tous les impacts nationaux potentiels de l'utilisation de la biomasse à des fins non alimentaires, mais aussi à évaluer les effets que ces impacts pourraient avoir sur d'autres pays. L'introduction d'une « évaluation des impacts des politiques sur la sécurité alimentaire mondiale » permettrait de s'assurer que les éventuelles conséquences désirables et indésirables des politiques sur la sécurité alimentaire mondiale sont explicitement évoquées lors des procédures parlementaires de délibération avant que des décisions ne soient prises. En Allemagne, cela signifierait, par exemple, que la procédure existante d'évaluation des impacts de la législation serait élargie de manière à inclure une composante de « responsabilité internationale » traitant plus spécifiquement des conséquences potentielles sur la sécurité alimentaire. Cette dimension mondiale donnée à l'évaluation des impacts de la législation entraînerait, en outre, une meilleure cohérence entre les différentes composantes des politiques nationales et étrangères.

Introduction de normes minimales pour la biomasse

Les stratégies bioéconomiques de l'UE (2012) et du gouvernement fédéral allemand (2013) garantissent la prise en compte de la primauté de la sécurité alimentaire. Toutefois, à ce jour, aucune norme ou valeur de référence scientifiquement fondée n'a été introduite pour permettre d'évaluer si le droit fondamental à une alimentation décente est intégré aux processus de production et d'utilisation de la biomasse. Jusqu'à présent, seules des dispositions de certification ont été adoptées pour la biomasse utilisée à des fins énergétiques, c'est-à-dire que l'huile de palme certifiée doit servir à remplir les réservoirs d'essence tandis que l'huile non certifiée est destinée à l'assiette (p. ex., sous forme de margarine) ou à la peau (p. ex., sous forme de cosmétiques). En outre, les critères utilisés pour les biocarburants ne tiennent pour ainsi dire pas compte des aspects sociaux. Le secteur a besoin, de toute urgence, d'une législation appropriée, qui ne semble pourtant pas d'actualité, ni au niveau national ni au niveau européen.

La transition vers la bioéconomie contribue à effacer la division clairement établie entre les types de biomasse utilisés pour l'alimentation humaine, l'alimentation animale, l'énergie ou l'industrie, car les marchés ont de plus en plus tendance à se chevaucher. C'est pour cette raison que le secteur de la biomasse a besoin d'une norme mondiale capable de réglementer la production de tous les types de biomasse pour les différents domaines d'utilisation (alimentation humaine, alimentation animale, énergie et matières premières), au niveau international et au niveau transsectoriel. Cette norme doit intégrer des critères économiques et écologiques, mais aussi, et surtout, des critères de durabilité sociale. Ce n'est qu'à ce prix que nous pourrons être sûrs que l'utilisation non alimentaire de la biomasse ne compromet pas le droit fondamental à une alimentation suffisante. Il est important de veiller à ce que ces normes, une fois introduites, ne se transforment pas en obstacle au développement. Deux risques majeurs doivent notamment être étudiés :

  1. Si la culture de la biomasse satisfait à de stricts critères de durabilité sans contribuer au développement local tout au long de la chaîne de production, cela signifie que l'existence de la pauvreté et de la faim est acceptée comme allant de soi. Dans le pire des cas, la pauvreté est alors à la fois tolérée et certifiée.
  2. Si les exigences environnementales et sociales imposées sur la production de biomasse sont trop strictes, les petits propriétaires agricoles en seront systématiquement exclus, en raison de leur faible potentiel d'investissement, et ne pourront pas bénéficier de la bioéconomie émergente.

Imposer la sécurité alimentaire comme critère contraignant de durabilité

À ce jour, seules quelques rares propositions ont été faites en vue d'évaluer les aspects de l'utilisation de la biomasse liés à la sécurité alimentaire. En 2012, la Table ronde sur les biomatériaux durables (RSB) a proposé une directive sur les évaluations de la sécurité alimentaire ainsi que des critères pour améliorer la situation alimentaire locale. Toutefois, en raison de l'extrême complexité de ses méthodes d'évaluation, cette directive n'a pas été adoptée dans la pratique, pas plus que les manuels publiés par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO–BEFSCI) et le Partenariat mondial pour la bioénergie. Sachant, en outre, que les normes existantes ont tendance à s'appliquer davantage aux entreprises à grande échelle (notamment les plantations) en n'évoquant pas les options dont disposent les petits propriétaires agricoles pour les mettre en œuvre, le risque est grand que ces petits exploitants soient systématiquement exclus. Le besoin criant de critères gérables pour évaluer la sécurité alimentaire a été évoqué sous différents angles dans le cadre de l'« Initiative sur une offre durable de matières premières pour l'utilisation industrielle de la biomasse » (INRO) du gouvernement allemand. Les autorités gouvernementales, les agences de certification, les instituts de recherche, les ONG travaillant dans les secteurs de l'environnement et du développement et, surtout, les entreprises ont critiqué cette omission générale dans les normes et les systèmes de certification existants.

Le Centre de recherche pour le développement (ZEF) de l'université de Bonn en Allemagne et Welthungerhilfe se sont attelé à la tâche pour tenter de combler cette lacune, en élaborant des critères rigoureux de sécurité alimentaire basés sur le droit fondamental à une alimentation suffisante et sur les quatre piliers de la sécurité alimentaire (disponibilité, stabilité de l'offre, accès et utilisation). En pratique, leur tâche consiste à étudier et à appliquer les Directives volontaires sur le droit à une alimentation suffisante.

Ce projet a pour objectif l'élaboration de normes gérables

  • capables de contribuer à une amélioration continue de la situation alimentaire locale, notamment par le biais d'une augmentation des revenus dans les régions de culture (vente de biomasse comprise),
  • capables d'offrir aux petits propriétaires agricoles et aux exploitations de taille moyenne la possibilité de satisfaire étape par étape à des exigences de plus en plus strictes,
  • incitant les grandes entreprises à agir en tant qu'acteurs du développement,
  • dont la mise en œuvre soit suffisamment flexible pour pouvoir s'adapter aux conditions locales sans pour autant remettre en question les exigences applicables,
  • sources de progrès et de développement socio-économique.


La production de biomasse doit répondre aux priorités des populations vivant dans les régions de culture et contribuer, à long terme, à l'obtention d'un niveau de vie suffisant. Dans un contexte interdisciplinaire, les critères de développement doivent être élaborés en tenant compte des normes du monde scientifique, de la société civile, de la politique et aussi de l'entreprise. L'objectif n'est pas d'introduire du jour au lendemain des critères extrêmement exigeants, mais d'appliquer progressivement des normes sociales de plus en plus élevés.

Un nombre croissant de produits non alimentaires sont fabriqués à base de matières premières agricoles. La politique sur les biocarburants n'a pas permis de trouver un équilibre entre l'utilisation non alimentaire de la biomasse et l'amélioration de la sécurité alimentaire mondiale. Cet équilibre est pourtant indispensable pour que la transition vers la bioéconomie se fasse sur la durée. Le degré de prise en compte du droit fondamental à une alimentation suffisante va jouer un rôle crucial dans l'élaboration des politiques et dans l'action entrepreneuriale. Insuffisant, il donnera naissance à des stratégies bioéconomiques qui entraveront l'accès à l'alimentation pour les populations pauvres. Bien géré, il permettra, au contraire, à ces mêmes stratégies de contribuer largement à la lutte contre la pauvreté.


Dr Rafaël Schneider
Directeur adjoint des politiques et des relations extérieures
Deutsche Welthungerhilfe e.V.
Bonn, Allemagne
rafael.schneider@welthungerhilfe.de

Commentaires sur les nouvelles

Ajoutez un commentaire

×

Le nom est requis!

Indiquez un nom valide

Une adresse e-mail valide est requise!

Indiquez une adresse email valide

Un commentaire est requis!

Google Captcha est obligatoire!

Vous avez atteint la limite de commentaires !

* Ces champs sont obligatoires.

Soyez le premier à faire un commentaire