« Toutes les mesures doivent présenter des avantages tangibles pour les petits exploitants agricoles »

Comment la coopération allemande au développement met-elle en œuvre le concept d’agriculture sensible à la nutrition ? M. Stefan Schmitz, directeur général adjoint au ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement et commissaire de l’initiative spéciale « Un seul monde sans faim » s’exprime sur la sensibilisation, les tabous alimentaires et la coopération intersectorielle.

Rural 21 : M. Schmitz, quel rôle la nutrition joue-t-elle dans l’initiative Un seul monde sans faim ?
Stefan Schmitz : L’importance de la nutrition en tant que question de portée internationale s’est considérablement accrue ces dernières années. Aujourd’hui, sécurité alimentaire et nutrition vont souvent de pair et si on connaît de mieux en mieux, à l’échelle mondiale, les conséquences néfastes de la malnutrition, on connaît tout aussi bien le potentiel que représentent une population bien nourrie et un régime alimentaire équilibré pour le développement. Les nouveaux objectifs de développement durable fixés dans l’agenda 2030 prévoient non seulement de mettre fin à la sous-alimentation extrême et à la faim chronique, mais également à la mauvaise alimentation.

Grâce à son initiative spéciale, le BMZ souhaite contribuer de manière substantielle à la lutte contre la faim dans le monde et a commencé à mettre plus fortement l’accent sur la question de la nutrition. Nous travaillons sur cette question au niveau international, par exemple par l’intermédiaire de l’initiative de renforcement de la nutrition (Scaling Up Nutrition – SUN), mais aussi au niveau national où nous intégrons des éléments spécifiques et sensibles à la nutrition dans nos programmes et projets.

Prenons le programme mondial « Sécurité alimentaire et renforcement de la résilience ». Selon lui, les ménages pauvres doivent à tout moment avoir accès à une alimentation suffisante, saine et nutritive. Quelles mesures sont actuellement mises en œuvre pour atteindre cet objectif ?
Ce programme met en œuvre des mesures visant à améliorer l’alimentation des femmes et des enfants dans onze pays. La faim et la malnutrition ont de nombreuses causes, si bien que nous avons adopté une approche multisectorielle intégrée dans les principaux domaines d’action, notamment dans la santé, l’éducation, l’eau, l’assainissement et l’hygiène (WASH, pour water, sanitation, hygiene) et l’agriculture. Conseils sur la diversification agricole, sensibilité accrue à l’intérêt d’une alimentation équilibrée et de l’hygiène, amélioration des services de santé et intégration des meilleures pratiques dans les stratégies et politiques nationales sont autant d’activités que nous menons. Notre objectif est d’améliorer l’alimentation d’environ deux millions de personnes et de renforcer leur résilience aux famines.

Comment la réussite de ces mesures est-elle mesurée ?
Nous avons sélectionné un ensemble d’indicateurs conformes aux normes reconnues au niveau international pour mesurer la diversité et la fréquence des apports alimentaires. Ils incluent le score de diversité alimentaire des femmes, qui évalue spécifiquement la qualité de l’alimentation des femmes. Ces indicateurs ont été standardisés lors de la collecte exhaustive de données de base dans les onze pays et nous fournissent des informations fiables sur les résultats des groupes cibles pendant et après la mise en œuvre du programme.

Quel rôle d’éducation nutritionnelle joue-t-elle dans le programme ?
L’éducation nutritionnelle joue un rôle essentiel dans le programme. Pour lutter contre la faim et la malnutrition, il est non seulement important de fournir des aliments en quantités suffisantes mais aussi de sensibiliser l’opinion publique aux meilleures méthodes de produire, stocker, transformer et consommer les aliments. Ces informations sont rarement à la disposition des personnes dans les pays partenaires et il existe également peu d’opportunités de mettre ces connaissances en pratique. C’est particulièrement vrai pour les besoins alimentaires particuliers des femmes enceintes, des mères qui allaitent et des nourrissons. Nos séances de formation, ateliers et services de conseils fournissent aux individus les connaissances dont ils ont besoin et renforcent leurs compétences en mettant particulièrement l’accent sur la pertinence pratique basée sur les conditions et options locales.

Comment la question de la diversité nutritionnelle est-elle abordée ?
La diversité nutritionnelle est un élément essentiel du programme. La diversification a de nombreux points d’entrée potentiels : par exemple, elle peut commencer au niveau de l’activité agricole avec l’introduction de nouvelles variétés, la détermination des bonnes rotations de cultures et la création de potagers domestiques et scolaires. Le changement du comportement des consommateurs, en mettant l’accent sur le choix des aliments, est également important. Enfin, cela concerne le changement d’habitudes alimentaires profondément ancrées dans la tradition et parfois même la nécessité de s’attaquer à des tabous.

À quels types de tabous faites-vous allusion ?
Dans bien des cas, les tabous alimentaires ont un aspect fonctionnel, celui de préserver de rares ressources ou de faire barrage à la maladie. Ce sont souvent des éléments de pratiques religieuses. Toutefois, de nombreux tabous vont de pair avec l’exclusion sociale des femmes et des filles et ne font qu’exacerber leur malnutrition. Dans certains pays d’Afrique occidentale, par exemple, les femmes et les filles ne sont pas autorisées à consommer certains produits tels que le lait et les œufs.

Le programme mondial sur les centres d’innovations vertes vise à améliorer les revenus des petits exploitants agricoles, à créer plus de possibilités d’emploi et à accroître la production alimentaire régionale dans les zones rurales cibles du projet. Quelle est la place de la nutrition et de la diversité nutritionnelle dans ce programme ?
Un des objectifs des Centres d’innovations vertes est d’améliorer durablement la sécurité alimentaire des communautés rurales grâce à des innovations appropriées. Ces améliorations ne se limitent pas à accroître la quantité de nourriture disponible – elles consistent à assurer un approvisionnement d’aliments de bonne qualité répondant aux besoins nutritionnels de la population. C’est pourquoi nous encourageons les chaînes de valeur qui soutiennent la diversité nutritionnelle dans nos pays partenaires. À titre d’exemple, citions le soutien accordé aux petits exploitants agricoles d’Éthiopie pour leur permettre d’adopter des processus de production innovants pour le blé et la fève. Une approche similaire est actuellement adoptée pour la patate douce à chair orange cultivée au Kenya.

En Éthiopie, le programme vise également à fournir des semences de meilleure qualité aux petits exploitants agricoles. Dans cet exemple, ces semences sont-elles de « meilleure » qualité parce qu’elles assurent un rendement supérieur ou parce qu’elles sont plus nutritives ?
En Éthiopie, notre projet joue simultanément sur les deux tableaux. D’une part, il fournit des semences de haute qualité aux ménages dont les ressources financières sont limitées ou nulles. L’accroissement des rendements se traduit par des excédents de récoltes qui peuvent être vendus, ce qui permet aux agriculteurs de réinvestir leurs recettes dans la diversification de leur alimentation et l’amélioration de la santé des membres de leur famille. D’autre part, nous nous assurons que les semences contiennent elles-mêmes des nutriments de haute qualité pour que leur consommation ait une incidence directe et positive sur le statut nutritionnel des familles.

Un objectif des Centres d’innovations vertes est de mettre en place des réseaux de connaissances. Dans quelle mesure ces réseaux tiennent-ils compte des connaissances autochtones locales ?
La connaissance des conditions locales et des relations sociales est un important point de départ pour nos travaux. La prise en compte de ces connaissances est un facteur essentiel de réussite, notamment parce qu’elle encourage la participation active des communautés locales. Nous offrons donc un soutien ciblé aux ONG locales qui recueillent les connaissances agricoles traditionnelles et les transmettent aux réseaux de connaissances. Cette approche nous permet d’intégrer avec succès, dans les systèmes agricoles, des innovations qui ont été élaborées et adaptées localement.

Quelle est l’importance de la biodiversité agricole dans les programmes mondiaux ?
Dans notre programme mondial Protection et réhabilitation des sols pour améliorer la sécurité alimentaire, la gestion intégrée de la fertilité du sol est une priorité. Nous testons les meilleures pratiques innovantes sur le terrain et les diffusons pour améliorer la biodiversité agricole et la résilience au changement climatique. Plus généralement, nous avons également intégré la question de la biodiversité dans le renforcement des capacités et les services de vulgarisation.

La recherche agricole – et notamment la recherche phytogénétique – a un rôle clé à jouer dans l’amélioration de la sécurité alimentaire et nutritionnelle, notamment dans le contexte du changement climatique. Les programmes mondiaux encouragent-ils la recherche phytogénétique dans les pays partenaires eux-mêmes ?
Non, cela n’est pas prévu dans les programmes mondiaux. Toutefois, l’initiative spéciale assure le financement des instituts agricoles internationaux effectuant des recherches pertinentes dans les pays partenaires. À titre d’exemple, citons le centre mondial des légumes (World Vegetable Center – AVRDC), en Inde, où nous soutenons un projet intégré de lutte antiparasitaire mettant l’accent sur des variétés de tomates, poivrons et haricots mungo résistant au begomovirus.

Comment la recherche est-elle liée à la pratique ?
D’une manière générale, la recherche agricole internationale respecte le principe de « recherche pour le développement ». Cela veut dire qu’elle est fortement axée sur la pratique et qu’elle met l’accent sur l’application ultérieure de ses conclusions. Cela est rendu possible, par exemple, par la coopération entre les projets de recherche agricole et nutritionnelle financée par le BMZ et les partenaires bilatéraux ou non gouvernementaux de l’initiative spéciale. En Éthiopie, par exemple, la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ) teste actuellement un logiciel convivial créé par l’université de Hohenheim pour collecter des données sur le statut nutritionnel de groupes cibles dans les régions rurales.

Comment les programmes mondiaux trouvent-ils un écho auprès des femmes qui, après tout, jouent un rôle important en matière de sécurité alimentaire et nutritionnelle ?
Dans les ménages ruraux, les femmes assument majoritairement la responsabilité de la garde des enfants et de la préparation des aliments et à ce titre, elles jouent un rôle considérable. Il est important de souligner qu’en aucun cas leur droit à une alimentation nutritive et suffisante ne doit être ignoré dans ce contexte. Nous mettons particulièrement l’accent sur les femmes en âge de procréer, les femmes enceintes et les mères qui allaitent dans la mesure où une bonne alimentation pose les bases du bon développement du fœtus. Nous faisons participer les femmes à divers programmes de formation en veillant à ce que cela ne leur impose pas une charge supplémentaire dans leurs activités quotidiennes. Par ailleurs, nous faisons de plus en plus participer les hommes à des projets de sensibilisation dans la mesure où ce sont généralement eux qui prennent les décisions dans les ménages ruraux. Certaines de ces approches ont déjà été couronnées de succès, mais nous avons conscience qu’il faut davantage insister sur la dimension de genre. Une réflexion commune sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle, ainsi que sur l’égalité des genres, est indispensable.

À quel point a-t-on conscience de l’importance d’une agriculture sensible à la nutrition dans les pays partenaires ?  Y voyez-vous des obstacles ?
Nous constatons une prise de conscience croissante et régulière de cette question dans les pays partenaires. De nombreux gouvernements en sont venus à reconnaître le coût et l’impact d’un non-investissement dans la nutrition. C’est pourquoi, actuellement, de nombreuses stratégies nationales de sécurité alimentaire visent expressément à améliorer le statut nutritionnel. De fait, dans certains cas, des programmes nationaux de nutrition sont actuellement mis en place. Très souvent, toutefois, dans les pays partenaires, les problèmes de nutrition relèvent du ministère de la Santé, si bien qu’il est plus difficile d’avoir une influence sur d’autres secteurs, l’agriculture, par exemple. Parmi les autres problèmes, citons le manque d’expérience dans la coordination des processus multisectoriels, la faible consultation des parties prenantes, et l’absence de structures permettant de gérer efficacement les connaissances et, par conséquent, de partager les meilleures pratiques et les enseignements tirés de l’expérience.

Dans certains cas, les organisations non gouvernementales se montrent très critiques à l’égard des projets SEWOH. Une de leurs critiques porte sur le fait que ces projets encouragent les cultures axées sur le marché et tiennent peu compte (ou ne tiennent pas compte du tout) de la situation nutritionnelle des populations. Selon vous, y a-t-il conflit entre le fait d’encourager les gens à commercialiser leur production pour assurer la sécurité de leurs moyens d’existence, d’une part, et le fait d’améliorer le statut nutritionnel des familles agricoles, d’autre part ?
Du point de vue du  BMZ, le problème tient essentiellement au fait que le concept d’agriculture sensible à la nutrition est perçu comme une opportunité d’améliorer la sécurité alimentaire et nutritionnelle et de promouvoir le développement. Il ne doit pas être perçu comme une approche rivale visant simplement à stimuler la production de l’agriculture locale ou à renforcer son orientation vers l’exportation. Les deux dimensions doivent être complémentaires et pour cela, il faut un engagement politique et une ouverture sur de nouvelles approches, notamment dans les pays partenaires.

Une autre critique concerne l’étroite coopération des programmes avec le secteur privé, et notamment avec les multinationales. Et en ce qui concerne les Centres d’innovations vertes, on vous reproche de ne pas faire en sorte que les agriculteurs soient au cœur des projets. Ces critiques sont-elles justifiées ?
Nous ne pouvons relever le défi de nourrir une population mondiale croissante que si nous faisons participer toutes les parties prenantes – et le secteur privé en est une. Une agriculture durable et d’avenir a besoin d’investissements massifs – bien plus considérables que ceux que peuvent assurer les fonds publics. C’est pourquoi le BMZ utilise également ses ressources pour mobiliser des investissements privés. Dans tous les cas, la condition est que les mesures contribuent à la réalisation de l’objectif de la politique de développement, à savoir mettre un terme à la faim et offrir des avantages tangibles aux petits exploitants agricoles.

Interview de Stefan Schmitz réalisée par Mme Silvia Richter.
 

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