Shakuntala Haraksingh Thilsted est la responsable mondiale de la nutrition et de la santé publique à WorldFish, une entité du One CGIAR. Elle a reçu le Prix mondial de l’alimentation 2021, ainsi que le Prix Arrell Global Food Innovation 2021.

« La diversité est le principe fondamental que nous devrions tous appliquer »

Les aliments et systèmes aquatiques sont longtemps restés dans l’ombre de la recherche agricole. Le Prix mondial de l’alimentation attribué l’année dernière pourrait bien changer la donne. Commentaires de la lauréate du prix, Shakuntala Thilsted, sur une saine nutrition des personnes pauvres et vulnérables, sur le rôle des gouvernements progressistes et sur des solutions toutes simples ayant un fort impact sur l’autonomisation des femmes.

Madame Thilsted, en octobre dernier vous avez reçu le Prix mondial de l’alimentation 2021, souvent considéré comme le « Prix Nobel de l’alimentation et de l’agriculture ». Vous attendiez-vous à recevoir ce prix ?

Shakuntala Thilsted : Non. Je n’ai jamais pensé obtenir ce prix, notamment parce que, traditionnellement, dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture, l’accent est surtout mis sur les cultures alimentaires et sur le bétail, alors que les aliments d’origine aquatique comptent relativement peu. De ce point de vue, j’ai été extrêmement heureuse d’obtenir ce prix car cela a permis de mettre en lumière un domaine qui est méconnu et sous-représenté dans le discours mondial.

Que représente ce prix pour vos travaux de recherche ?

Thilsted : Je dois dire qu’un certain nombre de choses ont convergé l’année dernière. 2021 a également été l’année du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, à l’occasion duquel j’ai eu l’occasion d’attirer l’attention sur les aliments d’origine aquatique et les systèmes alimentaires d’origine aquatique. Au Sommet, on a beaucoup parlé de la terre et des aliments, mais pas tellement de l’eau, si bien que cela m’a donné l’occasion d’attirer l’attention sur les systèmes hydriques et sur les aliments d’origine aquatique, qu’il s’agisse d’eaux maritimes ou intérieures.

Et nous avons eu la COP 26 à Glasgow, en Écosse, qui a intégré les systèmes alimentaires et le climat. Maintenant, par exemple, les chercheurs parlent de la valeur des algues, des mollusques et des aliments aquatiques de niveau trophique inférieur qui sont bons pour la nature et pour l’environnement. En même temps, je peux faire valoir le fait que les aliments aquatiques sont des superaliments et qu’ils sont nourrissants, notamment pour les pauvres et les vulnérables. Les convergences favorables ont été nombreuses. Mais l’investissement dans la recherche reste largement axé sur les cultures alimentaires plutôt que sur les aliments aquatiques.

Vous êtes co-auteure d’un document de travail des Nations unies sur la nutrition consacré au rôle des aliments aquatiques dans une alimentation saine durable. En un mot, qu’ont donc les aliments aquatiques de si spécial ?

Thilsted : En premier lieu, leur diversité. Ainsi, quand on parle d’aliments aquatiques, les habitants des pays à revenus élevés peuvent connaître le saumon et le thon. Dans un village du Bangladesh, si vous demandez aux enfants de citer des espèces de poissons, ils peuvent en trouver 50. Je ne pense pas que la réponse à la question serait la même dans une école danoise. Et cela ne vaut pas que pour le poisson, c’est également vrai pour d’autres animaux, végétaux et microorganismes.

La façon d’utiliser les aliments aquatiques, notamment dans les pays à revenus faibles et moyens, n’est pas non plus la même que dans les pays riches. Dans ces derniers, on parle de darne de poisson ou de grillade de poisson, alors que dans les pays pauvres d’Afrique et d’Asie, nous avons des plats composés de légumes, d’épices et de poissons entiers. Cette grande diversité est riche en nutriments. Il n’y a pas que des protéines ; il y a des minéraux, des vitamines, des acides gras essentiels ; nous avons donc encore une diversité d’éléments nutritifs, ce qui est important. Et la COP 26 insiste aussi sur la durabilité. Les aliments aquatiques sont bons pour les gens et pour l’environnement.

Seulement quatre pour cent de la recherche effectuée sur les systèmes alimentaires depuis 1970 a été consacrée aux aliments aquatiques. Pourquoi s’est-on pendant si longtemps désintéressé du rôle des aliments aquatiques et des systèmes alimentaires ?

Thilsted : Je me suis posé cette question moi aussi. Prenons le cas du lait en poudre qu’on utilise dans les programmes d’alimentation scolaire depuis cinq générations. Même dans les pays riches, où on n’en a pas besoin, il y a toujours du lait dans les programmes scolaires. Prenons maintenant le cas de la valeur nutritionnelle du poisson en poudre et voyons comment il peut contribuer à nourrir les enfants en Afrique. Le lait contient du calcium et des protéines, mais pas grand-chose de plus, alors que le poisson en poudre apporte de la vitamine B12 qui est bonne pour les fonctions cognitives. Ce peu d’intérêt porté aux aliments aquatiques pourrait bien avoir quelque chose à voir avec la forte influence du secteur privé. Voyez les grosses sociétés céréalières, par exemple, dans lesquelles de nombreux intérêts, y compris financiers, sont en jeu.

Alors pourquoi avez-vous décidé de vous concentrer sur ce sujet dans vos travaux de recherche ?

Thilsted : La plupart de ceux qui font des recherches sur l’alimentation et sur l’agriculture commencent par le côté production et intrants pour la production. Moi, je commence par la consommation. Si on examine les données de consommation on voit quels sont les aliments importants pour l’alimentation humaine et quelle est leur valeur en nutriments. On finit par observer une plus grande diversité et un plus large éventail de produits alimentaires.

Malheureusement, avec nos modèles agricoles, nous sommes passés à la monoculture, et je pense que nous ne sous sommes pas très bien rendu compte du danger auquel nous nous sommes exposés en considérant l’agriculture et l’alimentation par le mauvais bout de la lorgnette. Pensez une minute aux coûts du surpoids, des maladies cardiovasculaires et du diabète, qui sont tous liés à notre façon de produire et de consommer les aliments. Que se passerait-il si nous prenions d’autres très importants facteurs en considération, par exemple les effets d’une bonne nutrition sur la cognition ?

Au lieu de penser que l’alimentation provoque des maladies et des crises cardiaques, on pourrait se dire : Examinons notre façon de manger et voyons comment nous pouvons améliorer les performances scolaires. Cela ferait une sacrée différence !

Et pourquoi les aliments aquatiques?

Thilsted : J’ai cessé de travailler sur le riz et les légumes car je considère que les aliments aquatiques, avec tous leurs nutriments, sont des superaliments. Une autre raison est que j’ai réalisé la majeure partie de mes travaux au Bangladesh, qui est très dépendant des aliments aquatiques. Mais cela vaut également pour de nombreux pays africains dans lesquels l’aliment ayant la plus forte densité de nutriments est le poisson séché. Celui-ci est également consommé par des groupes de population vivant très loin des côtes et qui prennent leur poisson dans les plans d’eau intérieurs.

Il est facile et peu coûteux de faire passer les frontières au poisson séché car il n’a pas besoin d’être réfrigéré. Mais le seul moyen qu’ont les femmes de conserver le poisson est de le faire sécher au soleil. Si on avait mis au point de très bons systèmes de séchage solaire et si on disposait d’une forme de conditionnement approprié pour ce poisson, ont réduirait considérablement les pertes et le gaspillage qu’on a avec cette source d’alimentation. Plus d’un tiers des aliments produits dans le monde est perdu et gaspillé. Alors, ne faudrait-il pas investir dans la recherche de moyens visant à réduire ces pertes et ces gaspillages plutôt que de moyens visant à produire plus ?

Comment voyez-vous évoluer la recherche consacrée aux aliments aquatiques ?

Thilsted : Je constate qu’aujourd’hui on parle plus de diversité et pas seulement de la production de saumon pour les riches en aquaculture. Le lien avec le climat est également plus important. Et plus de groupes s’intéressent à la valeur nutritionnelle de différents aliments aquatiques. Ce qui est également sur le point de changer, c’est que quand on parle de qualité, il faut tenir compte de la qualité nutritionnelle et de la sécurité des aliments. La sécurité des aliments est un domaine auquel la recherche doit plus s’intéresser.

Ce qui nous amène au manque de connaissances …

Thilsted : Les aliments aquatiques, on n’en parle que depuis peu, si bien qu’en ce qui les concerne, on manque de connaissances par rapport aux cultures vivrières que sont le riz et le maïs. Et c’est vrai à tous les niveaux. Par exemple, des tas de femmes pratiquent la pêche de capture, mais elles ne figurent pas dans les données. Il y a également un manque considérable de connaissances quant à savoir quels aliments aquatiques sont consommés, et par qui, ainsi qu’en ce qui concerne leur composition et leur teneur en nutriments.

Nous ne savons rien de la présence de microplastiques dans les aliments aquatiques. Il faudrait également effectuer des recherches sur la complémentarité des aliments. Lorsque vous associez des aliments, en quoi la valeur de cette association est-elle supérieure à celle de chaque aliment pris séparément ? Certains éléments, ou certaines substances alimentaires, accroissent la valeur des autres aliments. C’est-là un domaine qui reste inexploré.

Un autre aspect du problème, c’est que, jusqu’à présent, la recherche a essentiellement porté sur la valeur monétaire – combien produisez-vous, combien pouvez-vous en vendre, à quel prix, quelle est la valeur monétaire pour les pays exportateurs… Mais la valeur monétaire n’est qu’une valeur parmi d’autres. Par exemple, comment peut-on évaluer un aliment nutritif qui améliore les performances scolaires ou la santé des femmes ? Une femme en bonne santé aura des enfants en bonne santé et présente, de ce fait, un avantage intergénérationnel. Pour nous, d’une manière générale, la notion de valeur est uniquement monétaire et, par conséquent, à courte vue et étroite.

Vous avez également été vice-présidente du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, piste d’action 4 – « Promouvoir des moyens de subsistance équitables ». Comment les aliments aquatiques peuvent-ils contribuer à la réalisation de cet objectif ? 

Thilsted : La piste d’action 4 a été la seule des 5 pistes d’action à s’intéresser spécifiquement aux personnes et nous avons choisi de nous intéresser aux femmes, aux jeunes et aux populations autochtones. Voyez le nombre de femmes qui travaillent dans le secteur des aliments aquatiques, par exemple en Afrique. La pêche est surtout pratiquée par les hommes, mais la partie séchage, transformation et fumage du poisson est totalement assurée, dans la chaîne d’approvisionnement, par les femmes. Par ailleurs, de nombreuses populations autochtones vivent sur les côtes et la pêche est une partie majeure de leurs moyens de subsistance. Ainsi, notamment pour les populations autochtones et les femmes, les systèmes d’aliments aquatiques jouent un rôle important.

Considérez-vous qu’avec le Sommet, le discours mondial concernant l’alimentation et la nutrition a changé ?

Thilsted : En ce qui concerne la posture adoptée pendant le Sommet, ma réponse est « oui ». Mais maintenant, il faut mettre des solutions en place. C’est d’autant plus important qu’avec la Covid-19, le nombre de personnes pauvres et sous-alimentées a considérablement augmenté. Il y a des solutions évidentes dont beaucoup ont parlé, par exemple les programmes d’alimentation scolaire.

Nous devons nous assurer que ces programmes bénéficient aux pauvres et aux vulnérables et qu’on ne parle pas seulement de riz ou de maïs, mais également d’une diversité d’autres aliments nutritifs de sorte que les enfants soient bien nourris, qu’ils travaillent bien à l’école et que, de ce fait, ils soient des atouts pour leurs communautés et leurs pays. Il serait formidable de pouvoir associer alimentation scolaire et aliments aquatiques nutritifs et que cela fasse partie des solutions permettant d’aller de l’avant.

Vous n’avez pas eu besoin du Sommet sur les systèmes alimentaires pour faire de vous une penseuse en matière de systèmes alimentaires – il y a longtemps que vos travaux recoupent différentes disciplines et différents secteurs, et qu’ils ont une influence sur les politiques. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Thilsted : L’exemple d’Odisha est particulièrement intéressant. Des gens étaient au courant de mes travaux au Bangladesh et m’ont demandé si j’étais prête à aller dans l’État d’Odisha, en Inde, pour lancer la polyculture en bassin, demande à laquelle j’ai dit « oui ». En seulement trois ans, nous avons mis en œuvre la polyculture en bassin, des programmes d’alimentation scolaire avec du poisson séché, des programmes de soins de santé pour les mères et les enfants, ainsi qu’un programme de rations de poisson séché à emporter.

Comment cela a-t-il été possible ?

Thilsted : Parce que le gouvernement de l’État d’Odisha – qui est extrêmement progressiste – a vu la valeur de l’initiative et l’a soutenue. Dans l’Odisha, comme dans de nombreuses régions rurales de l’Inde, chaque village a une réserve d’eau appelée bassin du Gram Panchayat, ou plan d’eau de la communauté villageoise. Nous avons pu obtenir du gouvernement de l’État qu’il nous autorise à introduire la polyculture dans 600 bassins.

Chaque bassin a été attribué à un groupe d’entraide féminin composé, chacun, de dix femmes. Nous leur avons donné la formation, le soutien et le personnel nécessaires et elles ont commencé à pratiquer la polyculture de poissons dans ces bassins. Nous avons fait ça pendant environ deux ans. Et en décembre dernier, le gouvernement de l’Odisha a décidé que les 74 000 bassins villageois de l’État seraient attribués aux groupes d’entraide féminins pour la polyculture en bassin. Peut-on imaginer d’aller aussi loin en si peu de temps ?

L’autonomisation des femmes grâce à l’aquaculture, en quelque sorte …

Thilsted : Mais il reste beaucoup à faire. Si nous voulons que l’effet soit positif sur les moyens de subsistance des femmes, ainsi que sur leurs revenus et leur santé, il faut qu’elles soient représentées dans tout le système : au niveau politique, lorsque sont élaborées les stratégies et les interventions, mais aussi au moment de faire les évaluations, de se demander ce qui a bien marché, ce qui a mal marché et comment faire mieux. De ce point de vue, il y a une grande insuffisance dans nos façons de pratiquer le développement et d’utiliser les connaissances scientifiques.

Et il y a encore autre chose : nous devrions être capables d’associer les connaissances scientifiques et les connaissances traditionnelles. Aujourd’hui, avec tous les outils dont nous disposons – données, nouvelles technologies – il devrait être facile de le faire. Mais ce n’est toujours pas fait.

Pourquoi ?

Thilsted : La connaissance, c’est une chose ; l’acquérir, c’en est une autre. Nous utilisons nos méthodes modernes pour extraire les connaissances traditionnelles, comme nous le faisons avec les connaissances scientifiques, alors que les connaissances traditionnelles s’appuient sur la tradition orale, par exemple. Mais les technologies modernes ne font pas appel au narratif. Si bien que nous n’avons pas été capables d’intégrer les deux.

Le rôle des femmes dans les chaînes de valeur alimentaires est-il le même en Afrique et en Asie ?

Non. Mais en Asie il y a plus de groupes qui œuvrent spécifiquement pour les femmes et l’autonomisation des femmes ; par exemple, le mouvement de la Grameen Bank. Il y a aussi que dans un village africain, les ménages sont éloignés les uns des autres. Dans un village du Bangladesh, de l’Inde ou du Vietnam, les ménages sont très rapprochés les uns des autres et, pour les femmes, il est plus facile de se réunir, d’apprendre les unes des autres, et de constituer un groupe qu’en Afrique. Et si vous prenez le Bangladesh, par exemple, un pays qui a considérablement évolué en ce qui concerne le développement de la femme, il y a une autre raison. Au Bangladesh, tout le monde parle la même langue, le bengali. Il est donc facile de discuter et de travailler ensemble.

Vous avez également été distinguée pour avoir créé des produits alimentaires innovants – vous avez reçu le prix international Arrell 2021 pour l’innovation alimentaire (Arrell Global Food Innovation Award). Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?

Thilsted : Ce par quoi j’ai commencé et ce que les gens appellent aujourd’hui une innovation, c’est la polyculture en bassin. J’ai été la première à dire que lorsqu’on fait de l’aquaculture en bassin il ne faudrait pas avoir qu’une seule espèce de poisson. Et qu’il ne faudrait pas élever que des espèces de gros poissons, mais aussi de petits poissons indigènes, en même temps. Tout le monde a dit : Non, il ne faut pas, les petits poissons vont ralentir la croissance des gros et le système de production sera moins profitable. Mais j’ai répondu : Essayons !

Et nous avons constaté que la polyculture de gros et de petits poissons augmente la quantité, améliore la qualité nutritionnelle – parce que les petits poissons apportent tous les micronutriments – et constitue un système plus résilient car on utilise différents niveaux et différents créneaux dans le bassin. Et surtout, vous n’utilisez pas de produits chimiques pour nettoyer le bassin, simplement parce que vous élevez maintenant des espèces de poissons indigènes. C’est donc une situation gagnant-gagnant.

Mais je me suis également rendu compte que c’était une chose d’avoir du poisson dans le bassin, et que c’en était une autre de le transférer du bassin à la table. Nous avons mis au point des moyens permettant aux femmes de ne pas dépendre des hommes pour la récolte du poisson. Elles peuvent se servir d’un filet à poisson pour le sortir de l’eau avec une poulie. Elles peuvent ainsi prendre de petites quantités de poisson, le cuisiner et l’intégrer dans un repas.

Vous avez également inventé des produits tels que le poisson en poudre et le chutney de poisson. Qu’est-ce qui vous a amenée à créer ces produits ? 

Thilsted : Lorsqu’on travaille en zone rurale, les gens parlent beaucoup de l’autonomisation et de l’engagement des femmes, sans tenir compte de leur charge de travail. Avec des produits nourrissants et prêts à consommer, vous pouvez réduire leur temps de travail tout en leur donnant une source permanente d’aliments nourrissants. Si vous préparez un chutney dont la valeur nutritionnelle est élevée, vous pouvez l’utiliser comme condiment pour le repas principal. Ou lorsque vous préparez un porridge pour un enfant, vous pouvez y ajouter une cuillerée de poudre de poisson : ça vous fera un repas très nourrissant.

Un des grands avantages de produits tels que ceux-là est que vous les desséchez. Ils se conservent très bien à température ambiante ; vous pouvez les garder longtemps ; et surtout la concentration en nutriments est multipliée par quatre. Avoir beaucoup plus de nutriments dans une quantité très concentrée d’aliment est extrêmement important pour les jeunes enfants, car leur capacité stomacale est très réduite. Les aliments qu’on mange en Afrique sont souvent bourratifs, avec une faible concentration de nutriments. Là encore, avec des solutions très simples, on peut s’attaquer à d’importants problèmes, les réduire, voire les éliminer.

Comment ces produits ont-ils été acceptés ?

Thilsted : Pour commencer, il faut que leur goût et leur saveur correspondent à ceux de la communauté avec laquelle vous travaillez. Mais une fois ce problème résolu, il faut garder à l’esprit que tous les parents et les grands parents souhaitent que leurs enfants et petits-enfants soient en bonne santé et intelligents. Partant de là, le degré d’acceptation est déjà très élevé. Si vous pouvez faire comprendre à la population et lui montrer l’importance de ces produits pour la santé et le développement cognitif des enfants, vous avez fait le plus gros. Ce n’est pas aussi difficile qu’on le pense. C’est juste qu’on ne prend pas le temps et qu’on ne fait pas les efforts nécessaires pour montrer les avantages que ces produits présentent.

Une des choses les plus difficiles à faire, dans la recherche, c’est de concrétiser vos idées et de les adapter. Quel est le secret de votre réussite ?

Thilsted : L’engagement auprès des communautés. Trouver des solutions qui conviennent aux communautés et à leurs besoins, et aussi gérer ces solutions. Prenons l’exemple du Cambodge, où nous avons fait porter nos travaux sur les sanctuaires pour les poissons, gérés par les communautés. À la saison sèche – nous parlons de zones marécageuses – il y a, dans les villages, des sanctuaires dans lesquels il y a de l’eau de sorte que les poissons et autres organismes aquatiques comestibles viennent s’y réfugier. Quand arrivent les pluies, ils peuvent repartir.

Et en ce qui concerne l’exploitation à grande échelle, j’ai fait, il y a longtemps de cela, de la polyculture en bassin au Népal, dans la région du Téraï. Quand on pense au Népal, on voit un pays montagneux, alors que 60 pour cent de la population vit dans le Téraï, zone agroécologique identique à celle du Bangladesh. J’ai emmené des femmes du Téraï au Bangladesh où elles se sont familiarisées avec la polyculture en bassin. Et aujourd’hui, elles poursuivent cette activité.

C’est également le cas dans d’autres régions. Avant la pandémie, j’avais fait une demande auprès du Fonds international des Nations unies pour le développement agricole, selon laquelle je souhaitais emmener quelques agriculteurs et agricultrices cambodgiens dans des communautés du Kenya pour aider leurs homologues kényans à s’organiser en groupes de femmes et d’hommes, à construire et gérer des sanctuaires communautaires pour poissons, et pour discuter avec eux des multiples avantages de cette solution.

Qu’est-ce qu’il y a de plus passionnant, de plus satisfaisant, dans votre travail ?

Thilsted : Deux choses : premièrement, travailler avec les communautés et voir les changements s’opérer, notamment l’acceptation des avantages du travail que je fais pour les femmes et les jeunes enfants. Deuxièmement, encadrer de jeunes professionnels et les voir optimiser le travail que je fais avec eux. C’est tellement gratifiant de voir que ce que vous avez accompli continue et prend de l’ampleur. 

Et ce qu’il y a de plus frustrant ?  

Thilsted : Il est frustrant de ne pas pouvoir obtenir les fonds dont on a besoin. Et même lorsque des fonds vous sont accordés, ça reste frustrant parce que ce n’est pas assez et pas pour longtemps.

Et maintenant ?

Thilsted : Je veux lancer un vaste programme destiné à examiner la valeur nutritionnelle de divers aliments aquatiques, y compris les algues, ainsi que leur sécurité et les avantages qu’ils présentent pour l’environnement et le climat. Personne n’a encore abordé cette question de manière aussi composite.

Si vous deviez préparer un article sur les aliments aquatiques, quel serait le mot-clé le plus important que vous utiliseriez ?  

Thilsted : Diversité. C’est incroyable. Dans le monde d’aujourd’hui nous voulons de la diversité. Nous ne voulons pas manger la même chose tous les jours, porter les mêmes vêtements tous les jours. Et pourtant, dans un tas de programmes de développement, nous éliminons la diversité. Pour moi, la diversité est le principe fondamental que nous devrions tous appliquer. 

Shakuntala Thilsted était interviewée par Silvia Richter.

Shakuntala Haraksingh Thilsted est la responsable mondiale de la nutrition et de la santé publique à WorldFish, une entité du One CGIAR. Elle a reçu le Prix mondial de l’alimentation 2021, ainsi que le Prix Arrell Global Food Innovation 2021. Shakuntala est membre du comité d’orientation du groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE) du Comité des Nations unies sur la sécurité alimentaire mondiale CSA (CFS) et vice-présidente du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires 2021 : Piste d’action 4 – Promouvoir des moyens d’action équitables – et elle défend également les systèmes alimentaires. Elle est titulaire d’un doctorat de l’université royale vétérinaire et agricole (actuellement : faculté des sciences de la vie, université de Copenhague), au Danemark, et d’un doctorat honoris causa de l’université suédoise des sciences agricoles.

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