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Effets bénéfiques de l’extension des chaînes d’approvisionnement alimentaire modernes
Au cours des décennies passées, l’intégration des pays en développement dans les marchés de l’économie mondiale s’est accélérée. Cette intégration, qui s’est accompagnée d’une participation accrue au commerce international et d’afflux croissants d’investissements étrangers directs, a débouché sur une transformation progressive des systèmes agro-alimentaires des pays en développement et sur une rapide expansion de ce qu’il est convenu d’appeler les chaînes d’approvisionnement alimentaire modernes. Ces chaînes d’approvisionnement modernes englobent la production et le commerce de produits haut de gamme, qui sont habituellement destinés à l’exportation vers des marchés à revenus élevés ou vers les supermarchés de la grande distribution sur des segments de marchés urbains à hauts revenus. Les chaînes alimentaires modernes connaissent une expansion rapide dans les pays en développement où le commerce mondial de produits agricoles de grande valeur, tels que les légumes frais, le poisson et les crustacés, se développe rapidement et où les supermarchés poussent comme des champignons. Ces chaînes d’approvisionnement modernes se caractérisent par l’application de normes de qualité et de sécurité alimentaire élevées tout au long des filières, de hauts niveaux de coordination verticale, incluant notamment l’agriculture contractuelle, dans les chaînes de valeur, un haut degré de consolidation de la base d’approvisionnement et la transformation agroindustrielle. Ces caractéristiques les différencient des chaînes d’approvisionnement alimentaire traditionnelles qui sont dominées par des transactions commerciales ponctuelles impliquant un grand nombre de petits commerçants.
Effets sur les marchés de production et les marchés de l’emploi
L’expansion que connaissent les chaînes d’approvisionnement alimentaire modernes a suscité un vif débat parmi les universitaires, les décideurs politiques et la communauté d’aide au développement sur les incidences que ces dernières pouvaient avoir sur le bien-être des populations. Certains auteurs considèrent que ce processus est un moteur pour la mobilité des revenus ruraux et la réduction de la pauvreté, alors que d’autres argumentent qu’il exacerbe les inégalités existantes et ne permet pas de générer des gains directs au profit des ruraux pauvres. Pour comprendre les incidences globales que la croissance des chaînes d’approvisionnement alimentaire modernes peut avoir sur le bien-être des ménages ruraux, il est nécessaire de distinguer entre plusieurs effets différents et d’en tenir compte. Premièrement, les ménages ruraux sont concernés par l’émergence de chaînes d’approvisionnement alimentaire modernes au travers des marchés de production ou, plus exactement, au travers de la participation (ou non) à la production et à la commercialisation de produits de valeur destinés à l’exportation ou à la grande distribution. Deuxièmement, les ménages ruraux peuvent être concernés au travers des marchés de l’emploi si l’émergence et la croissance d’une chaîne alimentaire moderne s’accompagne d’une croissance de l’emploi rural dans les agro-industries modernes émergentes. Cela peut inclure la création d’emplois sur les champs des grandes exploitations industrielles ou dans les unités de traitement et de transformation post-récoltes, y compris dans les activités à haute intensité de main-d’œuvre telles que le tri, le classement, le nettoyage et l’étiquetage.
Qu’est-ce qui influence le bien-être des ménages ?
La participation des ménages ruraux et des petits exploitants aux chaînes d’approvisionnement modernes au travers soit des marchés de production soit des marchés de l’emploi ne dit encore rien sur l’impact qu’une telle participation peut avoir sur le bien-être des ménages. Ces incidences dépendent des gains directs et indirects que les ménages ruraux peuvent tirer de cette participation ainsi que des effets de retombée sur l’économie dans son ensemble. Les effets directs sont ceux qui ont les incidences les plus immédiates. La participation aux chaînes modernes d’approvisionnement par le biais des marchés de production peut profiter directement aux agriculteurs si les prix qu’ils perçoivent pour leurs produits dans ces chaînes sont plus élevés. Les agriculteurs contractuels sont en outre concernés par la fourniture d’intrants, de crédits et d’assistance technique par l’entreprise contractante. Cela améliore l’accès des agriculteurs à des intrants et à des capitaux de fonctionnement, réduit leurs risques de production et de commercialisation, améliore leur accès à des technologies et se traduit normalement par une productivité plus élevée. En outre, les salaires perçus par les travailleurs dans des entreprises agro-industrielles constituent un revenu supplémentaire direct pour les ménages. Par ailleurs, des incidences indirectes peuvent également être induites au niveau des ménages par les effets de retombée liés à l’utilisation de technologies et de techniques de gestion. Ces effets peuvent être obtenus dans les cultures d’exportation ou aussi dans les cultures et sur les parcelles qui n’ont pas vocation d’exportation ainsi que par l’investissement des revenus tirés de chaînes d’approvisionnement modernes dans d’autres activités, agricoles et non agricoles. Des effets indirects peuvent également exister au niveau de l’économie dans son ensemble du fait de l’accroissement des revenus tirés de la production d’exportation et de l’emploi salarié qui peuvent se traduire par une consommation accrue de biens et services produits localement.
Études de cas du Sénégal
L’auteur a analysé les effets que l’extension des chaînes d’approvisionnement de légumes frais destinés à l’exportation a induits sur le marché de la production et de l’emploi au Sénégal et s’est intéressé à la fois aux effets directs et indirects. Les études de cas concernaient les exportations de haricots en provenance de la région des Niayes et les exportations de tomates produites dans la région du delta du fleuve Sénégal. Les exportations de haricots du Sénégal ont quadruplé au cours de la décennie passée et sont passées de légèrement plus de 1 000 tonnes en 1998 à près de 5 500 tonnes en 2008 ; les exportations de tomates sont passées de quelques 500 tonnes en 1998 à près de 10 000 tonnes en 2008. Les principaux pays de destination de ces produits sont la France, les Pays Bas, la Belgique et le Royaume Uni. La structure des chaînes d’approvisionnement de haricots et de tomates destinés à l’exportation présente certaines différences. Dans le secteur des haricots, on trouve quelques 25 sociétés d’exportation se composant à la fois de grands et petits exportateurs. Pour répondre à des normes accrues et conformément à leur stratégie d’entreprise pour être certifiés GlobalGAP, les plus grands exportateurs ont changé de stratégie d’approvisionnement et, renonçant à s’appuyer sur l’agriculture contractuelle avec des petits exploitants, sont passés à une production verticalement intégrée et autonome. Cette évolution a considérablement modifié la structure de la chaîne d’approvisionnement des haricots destinés à l’exportation. On estime que la part des produits d’exportation issus de petites exploitations sous contrat a diminué de 95 pour cent en 1999 à 52 pour cent en 2005. Le secteur des exportations de tomates est dominé par une société multinationale qui s’est implantée au Sénégal et a commencé à exporter des tomates du Sénégal vers l’Union européenne en 2003. La chaîne d’approvisionnement des tomates d’exportation est complètement intégrée au plan vertical. Il n’y a aucun approvisionnement de la chaîne par des petits exploitants et la production, la transformation, le commerce et la distribution sont complètement entre les mains des filiales de la société multinationale. Le groupe multinational vise à produire selon des normes de qualité élevées et à obtenir la certification de différents systèmes dont GlobalGAP, BRC (British Retail Consortium) et Tesco’s Nature Choice.
Cinq grands effets sur le bien-être
Les effets induits par l’expansion des chaînes d’approvisionnement de haricots et de tomates destinés à l’exportation sur le bien-être des ménages locaux sont variés et incluent des effets sur le marché de la production et de l’emploi ainsi que des effets directs et indirects. L’auteur a mis certains de ces effets en lumière en exploitant les données d’enquête collectées et en se livrant à des analyses statistiques. Son intention n’était pas de donner un aperçu complet de tous les effets possibles, mais de mettre l’accent sur certains mécanismes importants au travers desquels un impact est généré sur le bien-être. Dans l’ensemble, les résultats indiquent que les effets sur le marché de l’emploi et les effets indirects induits par différents mécanismes jouent un rôle important dans la génération d’effets positifs pour le bien-être des ménages ruraux et dans la création d’effets de retombée sur l’économie rurale (voir graphiques).
Premièrement, dans la chaîne d’approvisionnement des haricots destinés à l’exportation, les ménages ruraux tirent profit à la fois des effets induits sur le marché de la production et de ceux générés sur le marché de l’emploi. Près de 750 petits exploitants et 12 000 travailleurs participent à la chaîne d’exportation des haricots, les premiers en tant que fournisseurs de produits dans les systèmes de l’agriculture contractuelle et les seconds en tant que travailleurs dans les grandes plantations et dans les centres de traitement et de transformation des exportateurs. Cette intégration, que ce soit dans l’agriculture contractuelle ou dans les activités salariées de l’agro-industrie, s’est traduite par des revenus considérablement plus élevés. On estime que les contrats avec le secteur d’exportation génèrent des revenus qui sont plus élevés de 110 pour cent par rapport aux revenus moyens dans la région, ce chiffre s’élevant à 60 pour cent pour les travailleurs employés dans l’industrie d’exportation. La transformation observée au niveau de la structure de la chaîne de valeur, qui a évolué pour passer de l’agriculture contractuelle avec des petits exploitants à une production à grande échelle, verticalement intégrée, sur de grandes plantations s’est traduite par des effets plus importants sur la réduction de la pauvreté. Ces effets s’expliquent par le fait que les ménages les plus pauvres participent et bénéficient pour la plupart de ces effets au travers des marchés de l’emploi alors que la participation à l’agriculture contractuelle est biaisée dans la mesure où elle est réservée aux ménages relativement plus aisés.
Deuxièmement, dans le secteur d’exportation des tomates au Sénégal, les ménages ruraux ne tirent profit que des effets engendrés sur le marché de l’emploi dans la mesure où l’agriculture contractuelle et l’approvisionnement auprès de petits exploitants sont absents dans ce secteur. La société d’exportation emploie un peu plus de 3 000 travailleurs sur ses champs et dans ses unités de transformation. Ces travailleurs sont principalement des ouvriers saisonniers et des journaliers qui sont recrutés dans les villages environnants. On estime que l’emploi créé dans le secteur d’exportation des tomates génère des revenus qui sont de moitié plus élevés que les revenus moyens. Comme la participation à l’emploi inclut également les ménages plus pauvres, ces effets sur les revenus conduisent finalement à réduire les taux de pauvreté et d’extrême pauvreté.
Troisièmement, l’emploi dans le secteur agroindustriel des haricots et tomates destinés à l’exportation non seulement profite directement aux ménages ruraux du fait des revenus plus élevés tirés des salaires, mais également indirectement grâce aux investissements réalisés au niveau des ménages. Dans les études de cas, on a observé que les salaires perçus dans les chaînes d’exportation étaient partiellement investis dans les exploitations familiales, entraînant ainsi des rendements et des revenus agricoles plus élevés. Une analyse montre que les ménages qui ont accès à des salaires perçus dans le secteur agro-industriel d’exportation cultivaient leurs terres de façon plus intensive et utilisaient 75 pour cent de plus d’intrants agricoles, ce qui se traduit par des rendements agricoles plus élevés. Il s’agit là d’un effet indirect important prouvant qu’il existe des liens importants entre les chaînes d’approvisionnement de produits d’exportation et les chaînes d’approvisionnement alimentaire locales. La production d’exportation dans les grandes plantations ne met pas en péril la production alimentaire destinée à la consommation locale, mais stimule au contraire la production alimentaire locale par le biais des liens avec les investissements.
Quatrièmement, l’emploi dans les industries d’exportation de haricots et de tomates au Sénégal a d’importantes incidences indirectes sur le genre. Une part importante des salariés dans ces secteurs sont des femmes, à savoir 90 pour cent dans le secteur des haricots et 60 pour cent dans celui des tomates. Le développement des chaînes d’approvisionnement de produits d’exportation a donné lieu à une féminisation du marché de l’emploi rural dans les zones couvertes par l’étude de cas ainsi qu’à une réduction (mais non pas à l’élimination) de la discrimination directe et indirecte liée au genre dans ces marchés de l’emploi. Les données de l’enquête ont révélé que l’écart entre les salaires masculins et féminins était trois à six fois moindre dans les industries d’exportation que dans d’autres secteurs de l’emploi. On a observé en outre que les salaires perçus par les femmes dans les industries d’exportation contribuaient de façon importante à l’autonomisation des femmes dans les ménages ruraux, ce qui donnait lieu à des changements dans les modèles de consommation des ménages.
Cinquièmement, l’emploi des femmes dans l’agro-industrie d’exportation accroît le pouvoir de négociation des femmes dans les ménages, ce qui a des conséquences importantes pour les enfants. On a constaté que le taux de scolarisation des enfants d’âge scolaire dans le primaire était influencé de façon déterminante par cet accroissement du pouvoir de négociation des femmes. On estime que l’emploi féminin dans les agro-industries d’exportation se traduit par une augmentation du taux de scolarisation dans le primaire de l’ordre de 26 pour cent. On a constaté également que cet effet était aussi important pour les garçons que pour les filles. Il s’agit là d’effets majeurs revêtant une grande importance. Ils montrent qu’en créant des emplois féminins, la croissance des chaînes modernes de produits d’exportation au Sénégal a indirectement contribué à la réalisation du deuxième et du troisième Objectif du Millénaire pour le développement, à savoir, assurer l’éducation primaire pour tous et promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes.
L’une des principales conclusions que l’auteur tire de ces recherches est que la croissance dans les chaînes d’approvisionnement modernes de produits d’exportation dans les pays en développement pouvait avoir des incidences positives importantes sur le développement rural et la réduction de la pauvreté et que ces effets sur le bien-être des ménages pouvaient se produire de différentes façons, notamment par le biais d’effets induits sur le marché de la production et de l’emploi ainsi qu’au travers d’effets directs et indirects. Les effets indirects et les effets sur le marché de l’emploi peuvent être importants et doivent être pris en compte quand on évalue la contribution au bien-être et au développement des chaînes alimentaires modernes, ce qui implique la nécessité de soutenir le développement de telles chaînes de valeur modernes dans les pays pauvres. Il est essentiel à cet effet de reconnaître l’importance des investissements privés dans les chaînes agro-alimentaires ainsi que celle des effets sur le marché de l’emploi dans l’élaboration des politiques et des stratégies de programmes.
Références
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Miet Maertens
Division de bio-économie, département des sciences de la terre et de l’environnement
Université catholique de Louvain, Belgique
Miet.Maertens@ees.kuleuven.be
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