Apprendre des éleveurs-pasteurs
Par Ilse Köhler-Rollefson
Le concept de « limites planétaires » définit les limites dans lesquelles l’humanité peut subsister en toute sécurité sans risquer d’entrer en conflit avec les processus de réglementation de la planète. Une équipe de chercheurs dirigée par le Suédois Johan Rockström a identifié neuf processus garantissant l’équilibre da la planète. Ces processus ont des liens avec le changement d’utilisation des terres, l’acidification des océans, le changement climatique, l’utilisation de l’eau douce, l’intégrité de la biosphère, les flux biochimiques, de nouvelles entités, et ainsi de suite.
Ce cadre est complexe, certes, mais il est bien plus spécifique et axé sur la pratique que la « durabilité » qui a pratiquement perdu son sens compte tenu de son utilisation universelle sans définition concrète. Dans le secteur de l’élevage, la durabilité est essentiellement évaluée en fonction des émissions de gaz à effet de serre (GES) par unité de produit, cette formule ne tenant pas compte des impacts sur des éléments clés des limites planétaires telles que la biodiversité, le changement d’utilisation des terres, l’utilisation de l’eau douce, les flux de produits chimiques, etc.
Il est évident que les animaux d’élevage jouent un rôle considérable quant à savoir si les activités humaines restent dans les limites planétaires. Depuis 1961, première année au cours de laquelle l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a enregistré des données, le nombre d’animaux d’élevage a augmenté de manière exponentielle, bien plus rapidement que la croissance démographique.
Au cours des 60 ans entre 1961 et 2021, les populations de volailles ont augmenté de 700 pour cent, le nombre de chèvres et de chameaux a triplé, le nombre de porcs a augmenté de 250 pour cent et celui des buffles a doublé. La progression des populations de volailles et de porcs n’a été possible que par le commerce mondial des aliments pour animaux qui permet la création d’unités de production industrielle d’animaux d’élevage sans tenir compte des capacités locales de les nourrir.
Cela se traduit par la monoculture de soja, de blé et de luzerne dans une partie du monde (les Amériques), produits qui sont ensuite transportés vers d’autres continents tels que l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie dans lesquels, faute de ces produits, toute croissance du nombre d’animaux d’élevage serait impossible. Cette expansion entraîne la déforestation en Amazonie (et ailleurs) et la perte de biodiversité qui lui est associée et va de pair avec le risque accru d’apparition de nouvelles maladies.
L’élevage industriel peut ainsi produire des protéines animales à bon marché mais il a de multiples conséquences négatives sur l’environnement en termes de pollution du sol, de l’eau et de l’air, de recours aux antibiotiques et de résistance antimicrobienne qui s’ensuit, et bien sûr, se traduit par un important mal-être des animaux. Il y a par ailleurs la question des émissions de GES qui semble être le point sur lequel s’est focalisée la recherche sur les animaux d’élevage.
Malgré l’impact considérable des animaux d’élevage sur les processus de réglementation de la planète, comme elle l’a démontré pour la première fois en 2006 dans son rapport intitulé « Livestock’s Long Shadow », la FAO considère qu’il faut que la production animale double d’ici 2050. Parallèlement, l’élevage fait l’objet de vives réactions négatives et les jeunes sont attirés par le véganisme.
Les grandes entreprises s’appuient sur ce scénario pour créer des produits imitant les produits animaux, dont l’impact sur l’environnement est contestable et la valeur nutritive douteuse, tout en plaidant pour l’élimination totale des animaux d’élevage, à l’échelle de la planète, d’ici 2040.
Plusieurs agences des Nations unies suivent ce mouvement. Récemment, pour réduire les émissions d’azote produites par le fumier et les engrais, le gouvernement allemand a présenté un plan visant à fermer plus de 10 000 exploitations agricoles et réduire la superficie de 17 000 autres. Comme on pouvait s’y attendre, cette annonce a fait l’objet de vives protestations.
Une nécessité écologique pour une planète qui fonctionne
Mais un monde sans bétail est irréaliste du point de vue de la sécurité alimentaire et de l’agroécologie. Il faut savoir qu’à l’échelle mondiale, seulement un tiers des terres agricoles sont arables, c’est-à-dire qu’elles conviennent à la culture, et qu’environ les deux tiers ne peuvent produire des aliments que grâce au fait que les animaux d’élevage transforment la masse végétale existante non comestible en protéines et en graisses animales comestibles.
En outre, même dans les zones fertiles où il est facile de pratiquer la culture, les animaux d’élevage sont nécessaires pour maintenir la circulation des nutriments dans le sol et réduire la quantité d’engrais chimiques. De fait, la séparation de la culture et de l’élevage est un désastre écologique et on a besoin de les associer autant que possible pour recycler les nutriments.
Plutôt que de chercher à éliminer le bétail, ce qu’il faut chercher à faire c’est transformer le secteur de l’élevage de sorte qu’il soit en équilibre avec les ressources de la planète et qu’il atténue le changement climatique au lieu de l’accélérer. Dans ce contexte, nous avons beaucoup à apprendre des pasteurs spécialisés dans l’élevage de types variés d’animaux tels que le renne dans l’arctique, le yak dans les zones de haute altitude en Asie, le chameau de Bactriane et le dromadaire dans les déserts asiatiques et africains, les bovins, le mouton et la chèvre dans les steppes et savanes semi-arides d’Afrique, et le lama et l’alpaga dans les Andes, en Amérique du Sud.
Nous avons tendance à considérer le pastoralisme comme un phénomène mineur et marginal, mais il couvre une part du globe bien plus importante que celle qui est réservée à l’élevage sédentaire. Une multitude de cultures d’élevage gère environ 40 pour cent des terres de la planète, soit une superficie environ trois fois supérieure à celle qui est utilisée par la culture (voir également « Carte mondiale des éleveurs pastoraux » World map of pastoralists).
L’énergie solaire et la préservation de la biodiversité au service de la production alimentaire
Pour les pasteurs, le point de départ de toute considération et planification est la disponibilité d’une biomasse végétale – qu’il s’agisse de végétation naturelle ou de résidus de cultures – disponible à distance de marche de leurs animaux. La logique de leur système consiste à utiliser les animaux pour utiliser ces ressources, qu’elles se situent à haute altitude, soient dispersées dans des régions éloignées ou poussent le long des routes ou sur des parcelles inutilisées dans les zones urbaines.
Pour cela, il leur faut des animaux en bonne santé, capables de parcourir de longues distances, qui se nourrissent de tout ce qui pousse dans une région donnée, supportent le mauvais temps et peuvent ralentir leur métabolisme pour faire face aux pénuries saisonnières. Leurs races gardent les caractéristiques de leurs ancêtres sauvages : ils sont robustes et résilients. Mais contrairement à leurs prédécesseurs non domestiqués, ils tolèrent et recherchent la proximité de l’homme. Dans les sociétés d’élevage, l’homme et l’animal sont liés par une relation de dépendance et de confiance mutuelles.
Les pasteurs respectent le principe de limites planétaires en n’utilisant que ce qui est disponible et qui, sinon, serait perdu, qu’il s’agisse de végétation naturelle ou de restes agricoles. Ils ne consomment pas d’énergie pour nourrir les animaux ; ce sont ces derniers qui vont chercher leur fourrage. Leur système est essentiellement basé sur l’énergie solaire. Il ignore les combustibles fossiles et ne libère pas de CO2 dans l’atmosphère.
Alors que les cultivateurs détruisent la biodiversité en remplaçant la végétation indigène par des monocultures et en utilisant systématiquement des engrais chimiques, des pesticides et autres produits en « cides », les pasteurs ne font rien de tel ; ils transforment directement une multitude de plantes fourragères en protéines consommables par l’homme.
L’élevage reproduit le rôle écologique des herbivores sauvages en « surcyclant » la biomasse pour sa consommation par les prédateurs et les carnivores, et en recyclant les nutriments dans le sol. Compte tenu du fait que la faune sauvage de la planète a été réduite de plus de 90 pour cent, certains experts pensent que les animaux élevés en troupeaux sont indispensables pour préserver la fonctionnalité de la planète et contribuer à son refroidissement.
Il ne fait aucun doute que l’élevage d’animaux en troupeaux est le moyen le plus naturel de produire des aliments, ce qui, à ce stade de l’histoire humaine, a une énorme importance. Lors de la COP 28 (Conférence des parties à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques) qui s’est déroulée fin 2023 à Dubaï, il a été convenu que la réduction des émissions dues à l’agriculture était une priorité.
Selon la FAO, face aux problèmes du système agroalimentaire, nous avons besoin de solutions qui renforcent la résilience, s’adaptent au changement climatique et réduisent les émissions tout en préservant la biodiversité et en garantissant la sécurité alimentaire pour tous. Aucun autre système agroalimentaire ne remplit ces conditions aussi bien que le pastoralisme.
Pour que l’élevage de bétail reste dans les limites planétaires, la première étape consiste à changer de paradigme
En science animale, l’élevage sédentaire est le modèle par défaut. Son objectif est d’améliorer l’efficacité en termes de conversion alimentation animale-alimentation humaine. À première vue, ce concept paraît logique car il cherche à minimiser l’utilisation des ressources, est plus économique, et produit moins d’émissions de GES par unité de production. Malheureusement, il est aussi réducteur et ne tient pas compte de l’aspect crucial de la recyclabilité des ressources ainsi que des autres impacts positifs et négatifs de l’élevage sédentaire sur la biodiversité, le sol, l’eau, l’air, les moyens d’existence, la santé publique et le bien-être des animaux.
Si nous utilisons « efficacité » comme seul critère d’évaluation des systèmes d’élevage, les opérations concentrées d’alimentation des animaux arrivent en tête, malgré leurs multiples impacts négatifs, alors que les systèmes de pâturage tenant compte du bien-être des animaux (et qui séquestrent le carbone et améliorent la biodiversité) viennent ensuite.
Dans notre actuel scénario, nous ne pouvons plus nous permettre cette simplification et devons trouver un nouveau cadre théorique de développement de l’élevage qui tienne compte de la complexité de la situation et de tous les aspects positifs et négatifs ou de tous les compromis associés à l’élevage. Ce n’est qu’alors que nous pourrons concevoir des systèmes respectueux des limites planétaires.
Ce nouveau paradigme doit tenir compte du bien-être des animaux, de l’utilisation des combustibles fossiles, des conséquences pour la biodiversité, de la pollution du sol, de l’eau et de l’air, du contenu nutritionnel des aliments d’origine animale et, surtout, des conséquences sur les moyens d’existence et sur la santé publique.
L’actuel « paradigme d’efficacité » a contribué à l’essor de l’élevage industriel et l’a scientifiquement justifié. Il a fait l’affaire de l’oligopole des grandes sociétés qui contrôlent actuellement les flux d’aliments pour animaux et des ressources génétiques animales dans le monde entier.
Il a désavantagé les éleveurs nomades et les petits éleveurs (de 400 millions à un milliard, selon les estimations) qui utilisent des animaux d’origine locale pour exploiter de manière optimale les ressources limitées dont ils disposent dans leurs environnements respectifs afin de les convertir en protéines de grande valeur, et dont les moyens d’existence dépendent du bétail.
Actuellement, les émissions de GES sont le bout de la lorgnette à travers lequel les zoologues examinent essentiellement le bétail et de nombreux travaux de recherche sont consacrés à la mesure et la réduction des émissions de méthane, même dans les pays pauvres dont on sait bien qu’ils n’ont pas contribué au réchauffement de la planète et dans lesquels les animaux de pâturage sont l’épine dorsale de l’économie rurale.
Bien sûr, tous les ruminants, qu’il s’agisse d’ovins, de caprins, de bovins, de camélidés, de camélidés d’Amérique du Sud, de yaks, de bisons, voire de rennes, émettent du méthane. Mais c’est également vrai pour les girafes, les éléphants, les bisons et tous les types d’antilopes qui parcourent la savane africaine, ou leurs cousins des steppes asiatiques. Comme l’a fait remarquer le chercheur espagnol Pablo Manzano, si on devait supprimer le bétail des prairies et des terres arides, les ruminants sauvages et les termites viendraient occuper l’espace libéré, si bien que les gains en termes d’émissions de méthane seraient nuls.
Dans les sociétés pratiquant le pastoralisme, les humains et les animaux sont liés par un lien de dépendance et de confiance mutuelles. Jörg Böthling
Lessons from pastoralists
Il peut paraître surprenant de se tourner vers le pastoralisme pour obtenir des enseignements afin de concevoir les systèmes d’élevage du futur tenant compte du manque d’espace et de la course effrénée pour s’approprier les terres disponibles. Nous pouvons néanmoins tirer certains principes spécifiques au pastoralisme et les intégrer autant que possible dans d’autres systèmes de production animale pour faire en sorte qu’ils soient plus respectueux de l’environnement et des animaux.
Déplacement. Le premier principe consiste à faire en sorte que le bétail se déplace en permanence. Il présente deux principaux avantages. Il maintient les animaux en bonne santé et évite la consommation de combustibles fossiles. Et il est en harmonie avec la nature. Le déplacement est ce qui différencie les animaux des végétaux. Les plantes peuvent directement convertir la lumière solaire en énergie, grâce à la photosynthèse, mais les animaux n’ont pas cette capacité. Pour vivre et se reproduire, ils doivent se déplacer vers les plantes pour obtenir de l’énergie.
Malheureusement, depuis une centaine d’années, nous avons inversé ce principe de base. Nous gardons les animaux dans des lieux fixes et nous leur apportons les végétaux dont ils ont besoin. Nous devons inverser ce processus et nous efforcer de faire un meilleur usage de la biomasse localement disponible, soit naturellement, soit sous forme de sous-produits de cultures, sans dépenser de combustibles fossiles pour les cultiver.
Multifonctionnalité. L’élevage est devenu trop spécialisé. Il est axé sur un seul produit, par exemple le lait, la viande ou les œufs, ce qui entraîne un énorme gaspillage de ressources sous la forme d’animaux mâles qui n’ont aucune raison d’être. Avec le pastoralisme, les animaux sont multifonctionnels et offrent un éventail de produits tels que la viande, le lait, le fumier et leur peau, ainsi que des services écologiques.
Diversité. Troisièmement, nous avons besoin d’une diversité d’animaux adaptés à divers écosystèmes et résistant à la propagation des maladies. Nous devons lutter contre la perte constante de ressources génétiques animales et faire comprendre aux décideurs que malgré leur forte production laitière, les vaches de race Holstein-Frisonne ne sont pas une panacée pour le développement rural mais deviennent souvent une charge et une source d’endettement. La gestion des animaux adaptés au milieu local est plus facile et moins coûteuse.
Circularité. Quatrièmement, nous devons concevoir des systèmes d’élevage circulaires dans lesquels les nutriments sont recyclés et le fumier est un atout pour la fertilité du sol et non pas une masse toxique qui pollue les nappes phréatiques et les plans d’eau et, de plus, sent mauvais. La réintégration de cultures et d’animaux s’impose et les agronomes, ainsi que les zoologues, doivent interagir et ne plus travailler chacun dans leur coin.
Qualité. Cinquièmement, il faut plus mettre l’accent sur la qualité des produits animaux que sur leur quantité, ce qu’on ne fait pas actuellement. Les produits issus d’animaux qui paissent ou évoluent dans une végétation riche en biodiversité sont très différents de ceux nourris de concentrés et de manière standardisée. Lorsque les animaux ingèrent des aliments riches en substances phytochimiques, cela a un impact sur eux, mais aussi sur les humains qui les consomment.
Décoloniser la science animale
Presque partout dans le monde, les gouvernements ont cherché à mettre un terme à l’élevage nomade, l’ont accusé de détruire l’environnement et l’ont déclaré mort. Dans une large mesure, c’est-là une conséquence de l’ère coloniale, époque au cours de laquelle les concepts de l’agriculture sédentaire originaire des régions tempérées d’où venaient les colonisateurs ont été institués dans des pays comptant une forte population d’éleveurs nomades, par exemple l’Inde.
Mais l’élevage nomade est loin d’avoir disparu. Même s’il rencontre des difficultés, il fait preuve d’une énorme résilience dans des conditions difficiles imposées par l’homme et face au changement climatique. Et des jours meilleurs lui sont promis. Les agences de développement cherchent à relancer l’élevage nomade et commencent à tirer les leçons du pastoralisme pour faire face au changement climatique.
La transhumance, déplacement entre le pâturage d’été, en montagne, et le pâturage d’hiver, dans les vallées, a été déclarée patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO dans plus de dix pays. Aux États-Unis, le pâturage de régénération et de conservation est en pleine progression. Nous devons considérer le bétail sous un nouvel angle qui fait de la mobilité une caractéristique clé d’un élevage écologique respectueux du bien-être des animaux !
Ilse Köhler-Rollefson est une vétérinaire allemande installée en Inde depuis 35 ans. Elle est cofondatrice de la ligue des populations pastorales (League for Pastoral Peoples ) et travaille activement comme consultante pour la FAO et d’autres agences des Nations unies.
Contact: ilse.koehlerroll@googlemail.com
Cet article est basé sur le livre « Hoofprints on the Land », publié par l’auteur en janvier 2023.
Références:
Johan Rockström et al: Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. https://www.science.org/doi/10.1126/science.1259855
Anna Holligan (BBC News): Why Dutch farmers are protesting over emissions cuts.
https://www.bbc.com/news/world-europe-62335287
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