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Agriculture biologique dans les pays en développement : Situation actuelle et défis
Des millions d’agriculteurs dans les pays en développement, en particulier dans les zones marginales du point de vue agro-écologique ou de celui des infrastructures, pratiquent une agriculture sans intrants externes et remplissent ainsi les conditions légales d’une agriculture biologique certifiée (renonciation aux fertilisants minéraux facilement solubles, aux produits phytosanitaires de synthèse et aux organismes génétiquement modifiés – OGM), sans pour autant bénéficier d’une quelconque reconnaissance ou indemnisation. Malgré que leurs pratiques agricoles s’appuient fortement sur le recyclage des matières nutritives et sur des germoplasmes souvent hautement diversifiés (comme dans les systèmes agro-sylvo-pastoraux, les jardins potagers ou les systèmes à cultures multiples), ces anciens systèmes de production peuvent ne pas être viables, ce qui se manifeste souvent par l’abandon des champs, l’érosion des sols ou l’exode rural.
Dans les latitudes plus élevées, les principes d’amélioration des rendements de l’agriculture biologique ont été élaborés il y a plusieurs décennies par des écrivains et des philosophes tels que Jerome Irving Rodale (États-Unis) et, en ce qui concerne le mouvement biodynamique, par Rudolf Steiner (Suisse) plutôt que par des chercheurs agricoles tels que Rolf et Maria Müller et Hans Peter Rusch (Suisse). Ces principes reflètent dans une large mesure les efforts déployés pour pallier les retombées écologiques négatives d’une fertilisation abusive dans les écosystèmes agricoles des zones tempérées où prédominent des sols jeunes. De tels sols ont pour caractéristiques d’être riches en matières nutritives disponibles pour les plantes et en matière biologique facilement exploitable dans des systèmes de culture appropriés. En outre, les agriculteurs exploitant aujourd’hui dans ces régions profitent d’un accès facile aux consommateurs qui sont prêts à payer pour des produits dont les labels promettent une valeur ajoutée sous forme de bénéfices environnementaux, de bien-être des animaux, de mode sociale ou de santé personnelle. La réalité socio-écologique des pays situés à plus basses latitudes (subtropicaux et tropicaux) est cependant fondamentalement différente. De nombreux agriculteurs d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine pratiquant une agriculture à intrants externes nuls ou faibles sont exposés à une forte variabilité des précipitations et souffrent d’un accès médiocre au marché. En outre, leur production primaire est souvent limitée par des niveaux extrêmement bas de matières nutritives disponibles pour les plantes telles que le phosphore et le potassium, et ce dans des sols fortement altérés qui ne peuvent pas facilement être réapprovisionnés par recyclage ou mobilisation d’éléments nutritifs à partir du sous-sol, indépendamment du système de production ou de culture. En outre, ce n’est que dans les régions tempérées que la matière biologique du sol peut être maintenue, voire même améliorée, grâce à des systèmes d’assolement ou de rotation à base de légumineuses avec interruption de la minéralisation durant la période hivernale.
Dans le souci d’éviter que l’agriculture biologique certifiée reste limitée aux « sites privilégiés », une discussion a été amorcée sur les modifications à apporter aux différents systèmes de certification qui règlementent le commerce mondial de produits biologiques, qui souvent se caractérise par une trop forte intensité en énergie. À l’heure actuelle, les différents systèmes de certification biologique semblent davantage mettre l’accent sur ce QU’IL NE FAUT PAS faire, plutôt que sur CE QU’IL FAUT faire (absence de critères de durabilité et de normes sociales, mais autorisation d’utiliser sans discernement les ressources en eau fossile pour la production alimentaire ou fourragère). Ce débat est susceptible d’ouvrir la voie à une définition de règles qui tiennent compte des particularités des sites et qui soient applicables à la production biologique et à la commercialisation de ces produits à l’échelon local et mondial. Les puristes critiquent ces efforts visant à trouver un compromis entre des restrictions imposées à ceux qui sont plus avantagés dans les zones tempérées et les réalités agro-écologiques des pauvres dans les régions de basses latitudes. Ils argumentent en disant qu’il peut s’agir là d’une étape vers une « conventionalisation » de l’agriculture biologique. Cependant, compte tenu des besoins mondiaux en matière de sécurité et de souveraineté alimentaires, les concepts de certification biologique devraient être élargis et les liens existant entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique susceptibles de profiter à tous mériteraient d’être approfondis.
Que peut faire l’agriculture biologique et quelles sons ses limites ?
Au cours de la dernière décennie, la question de savoir si l’agriculture biologique pouvait « nourrir le monde » (dans le cadre de la réglementation à laquelle elle est actuellement soumise) a suscité un débat souvent émotionnel et inutilement provocateur. Il y a cinq ans, l’étude de Michigan (Badgley et al., 2007) qui s’appuyait sur un ensemble relativement important de données tirées d’expériences sur le terrain, semblait apporter la preuve que l’agriculture biologique recelait un vaste potentiel de rendement encore inexploité par rapport aux pratiques conventionnelles de gestion des cultures, en particulier, dans les pays en développement (tropicaux et subtropicaux). Plus récemment, des partisans du « système de riziculture intensive » (SIR) ont également prôné la supériorité des approches biologiques en termes de performances et de rendements. Ces conclusions ont été reprises dans les énoncés de vision d’organisations agricoles internationales qui misent sur le potentiel de l’agriculture biologique pour améliorer les perspectives d’avenir des pauvres du monde en développement (El-Hage Scialabba, 2007). Le rapport souvent cité du PNUE (2008) qui concluait en disant que « l’agriculture biologique pouvait générer de nouvelles ressources naturelles, renforcer les communautés et développer les capacités humaines, et améliorer ainsi la sécurité alimentaire en traitant simultanément plusieurs facteurs causaux différents » semble reposer, dans une large mesure, sur des hypothèses mal définies et peu probantes du fait d’une base de données trop peu solide.
Une analyse de la base de données de l’étude Michigan (Connor, 2007) a révélé qu’en plus d’erreurs de calcul fondamentales dans l’analyse, les résultats expérimentaux relatifs aux rendements de l’agriculture biologique étaient basés sur des quantités souvent énormes de fertilisants biologiques apportées de l’extérieur (paillis, compost, fumier) et sur un référentiel trop étroit en ce qui concerne les rendements de l’agriculture conventionnelle. Aussi, la description trop optimiste des niveaux de rendement obtenus dans les systèmes de l’agriculture biologique qui est donnée dans l’étude peut-elle difficilement faire l’objet d’une extrapolation de la parcelle au champ ou au niveau régional. Néanmoins, même si ces rendements étaient inférieurs de 20 à 50 pour cent, les ménages agricoles pourraient tirer grand profit d’une production biologique dès lors que celle-ci peut être commercialisée sur des marchés lucratifs de premier choix, nationaux ou internationaux. Quand elles sont gérées dans une optique de durabilité, l’exploitation et la commercialisation des produits biologiques issus de germoplasmes rares (races animales et espèces végétales locales, collections sauvages) peuvent même garantir la survie (conservation in situ) de ces derniers dans un environnement en plein mutation structurelle. L’agriculture biologique peut ainsi véritablement contribuer à renforcer les moyens de subsistance des populations rurales, leur offrir des opportunités de travail décent, créer une valeur ajoutée et promouvoir la diversité génétique dans les exploitations des pays en développement. Toutefois, l’agriculture biologique ne devrait pas accepter d’être retenue en otage par l’indéniable nécessité de produire en masse les aliments et les matières premières agricoles à bas coût demandés par la majorité de la population mondiale, exigés par l’industrie et promis par les politiciens.
Tendances actuelles dans l’agriculture mondiale…
De nouvelles tendances ont émergé ces dix dernières années dans la production agricole mondiale. Ces tendances ont été générées par (i) l’importante croissance en chiffres absolus des consommateurs non agricoles du fait de l’évolution démographique et de l’urbanisation, (ii) la forte augmentation des consommateurs appartenant à la classe moyenne, principalement en Asie, qui ne dépensent plus qu’une fraction de leurs revenus pour couvrir leurs besoins en calories et privilégient de plus en plus les produits animaux dans leur régime alimentaire (viande, lait et œufs ; voir figure, en sachant que la consommation par habitant doit être multipliée par les chiffres de population pour obtenir la demande totale), et (iii) l’expansion de l’agriculture industrielle qui met l’accent sur la production d’aliments concentrés (maïs, manioc, soja) ainsi que sur la production de matières premières pour le secteur des énergies renouvelables, c’est-à-dire en plus de la canne à sucre principalement l’huile de palme et le maïs pour la production de diesel et d’éthanol (Buerkert et Schlecht, 2009). Cela a non seulement entraîné une forte augmentation de la production totale des cultures concernées (de 2000 à 2010, la production mondiale d’huile de palme a augmenté de 104 %, celle de maïs de 43 %, celle des plantes à racines et tubercules de 30 % et celle du soja à 38 % alors que la production du riz paddy et du mil, qui sont les denrées vivrières des pauvres n’ont progressé que de respectivement 12 % et 6 %), mais a également conduit à une extension sans précédent des surfaces cultivées. Les conséquences de cette évolution ont été une destruction continue de la forêt tropicale (conversion en plantations de palmiers à huile et de manioc) dans le Sud-Est asiatique et le remplacement partiel de surfaces dédiées aux cultures vivrières par des cultures énergétiques aux États-Unis et en Amérique du Sud, ce qui impliquait souvent le recours à des variétés génétiquement modifiées tolérantes aux herbicides ou résistantes aux insectes (soja Roundup Ready, maïs Bt). À mesure que ces changements se produisaient, des investisseurs mondiaux ont découvert que le marché alimentaire, dont les réserves allaient en s’épuisant, pouvait être un secteur de spéculation rentable, ce qui a augmenté la volatilité des prix et a par conséquent accru la vulnérabilité des populations sous-alimentées. En dépit des nombreux efforts déployés afin d’améliorer l’accès de ces populations à des denrées d’un prix abordable, leur nombre est resté relativement constant : de 880 millions de personnes en 1969 (33 % de la population mondiale totale), il est passé à 925 millions en 2010 (16 % de la population mondiale totale), dont aujourd’hui 62 pour cent environ vivent en Asie et dans la région Pacifique et 26 pour cent en Afrique subsaharienne (FAO, 2010). Le pic de 1 030 millions de personnes enregistré en 2008 était le reflet de la flambée des prix alimentaires au cours de cette année, qui a fait grimper le prix de la tonne de blé jusqu’à 950 USD par suite des tendances décrites ci-dessus.
… et défis à venir pour la production alimentaire biologique
Les efforts et les politiques de développement agricole déployés dans le monde devraient d’urgence se concentrer sur une double priorité : ils devraient, d’une part, continuer de soutenir la production de denrées vivrières d’un prix abordable plutôt que les cultures énergétiques, afin de renforcer la sécurité alimentaire des consommateurs pauvres non agricoles qui ne veulent ni ne peuvent payer pour une histoire alimentaire bénéfique au plan social et environnemental (agriculture conventionnelle axée sur les rendements et les consommateurs et utilisant les ressources de façon efficiente). D’autre part, l’agriculture biologique (certifiée) doit bénéficier de mesures de soutien pour pouvoir remplir le rôle qu’elle est appelée à jouer dans le renforcement de la souveraineté alimentaire pour la grande majorité des agriculteurs pratiquant une agriculture de subsistance tout en leur offrant une opportunité supplémentaire de commercialiser des excédents de production végétale et animale de grande valeur. Cela permettra à de nombreux petits producteurs agricoles de garantir leurs moyens de subsistance et renforcera les systèmes de production et d’exploitation qui mettent l’accent sur la conservation in situ des ressources génétiques et sur l’identité culturelle de l’agriculture. Cela favorisera également le dialogue entre les promoteurs de l’agriculture biologique et les défenseurs de l’agriculture conventionnelle en incitant ces derniers à produire de façon plus écologique et en rendant les produits des premiers plus accessibles aux consommateurs dans le monde entier.
Andreas Buerkert
Production végétale biologique et recherche sur les écosystèmes agricoles
Université de Kassel
Eva Schlecht
Élevage dans les zones tropicales et subtropicales
Université de Kassel et université de Göttingen
Witzenhausen, Allemagne
buerkert@uni-kassel.de
schlecht@uni-kassel.de
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