Les violations des droits fonciers peuvent être déclarées de différentes façons.
Photo: Kenya Land Alliance

Regardons de plus près ...

Haki Ardhi – l’outil dont disposent femmes pour déclarer les violations de droits fonciers

Par Frederike Klümper et David Betge

Les femmes s’occupent souvent des besoins alimentaires et nutritionnels de leur famille et gèrent les ressources du ménage, mais elles représentent moins de 20 pour cent des propriétaires fonciers à l’échelle planétaire. Dans certains pays d’Asie et d’Afrique, ce pourcentage est encore moindre.

Malgré les législations nationales favorables adoptées ces dernières années pour protéger les droits fonciers des femmes, ces droits sont souvent bafoués en raison de normes patriarcales profondément ancrées et du fait que les femmes, les hommes et ceux qui détiennent le pouvoir n’ont pas connaissance de ces droits. En outre, bien souvent, les régimes coutumiers de gouvernance foncière ne permettent pas aux femmes d’hériter de terres, ce qui complique l’accès à la justice et la résolution des litiges fonciers.

La genèse de la déclaration des violations des droits fonciers des femmes au Kenya

Cette inégalité est également évidente au Kenya, où plus de 70 pour cent des femmes n’ont pas de titres de propriété. Elles sont ainsi exposées au risque d’être déplacées en cas de divorce ou de décès de leur mari. Les veuves et les femmes célibataires, notamment, ont des difficultés à revendiquer les terres du défunt et il n’est pas rare qu’elles soient injustement exclues de la garantie offerte par le droit foncier. Cette négation met en danger la survie des femmes mais elle viole également les droits fondamentaux de la personne, y compris le droit d’accès à la justice, à la réparation, à l’indemnisation et à la participation.

En réponse au besoin urgent de relever les défis climatiques, de réduire ou de compenser les émissions de carbone, le Kenya est (devient) une zone d’attraction d’investissements externes et d’initiatives mondiales pour les marchés du carbone. Cette situation donne lieu à des projets gourmands en espace foncier qui risquent de ne pas tenir compte des droits des communautés rurales, notamment des droits des populations autochtones et des femmes.

Pour réduire ces risques, il faut impérativement que les communautés et les individus puissent surveiller et déclarer les violations des droits fonciers et s’assurer que les porteurs et les responsables des projets respectent et protègent ces droits. C’est en réponse aux menaces croissantes qui pèsent sur les droits fonciers qu’est née l’idée de l’outil Haki Ardhi (en swahili : justice foncière). Haki Ardhi n’est pas seulement un outil transformatif pour les femmes ; il leur offre également une plateforme communautaire sur laquelle elles peuvent déclarer des conflits fonciers et recevoir un soutien. En abordant la question des conflits fonciers et en défendant les droits fonciers des femmes, il cherche à apporter des changements au profit de l’ensemble de la communauté.

Accessible à toutes et à tous

Haki Ardhi a conjointement été élaboré par TMG Research, Kenya Land Alliance et Rainforest Foundation UK entre 2022 et 2023. Il associe les fonctions de déclaration numérique – permettant de rassembler des preuves – et celles de collecte et de traitement de données, à des structures innovantes d’aide sociale qui existent déjà et sont bien connues. Il adopte une approche multidimensionnelle d’habilitation des individus et des communautés en leur offrant des solutions accessibles de déclaration par de multiples canaux, y compris une hotline SMS automatisée gratuite (accessible par téléphone portable ordinaire), des assistants juridiques et des agents communautaires, ainsi que des consultations physiques au cabinet.

Ces différents canaux de déclaration garantissent le principe d’inclusivité et répondent aux niveaux variés de connaissances technologiques chez les femmes. Au-delà des déclarations, cet outil peut fournir des données aux organisations communautaires pour assurer un soutien ciblé aux femmes victimes de violations de leurs droits et apporter des preuves de problèmes récurrents ou urgents permettant d’effectuer un travail de plaidoyer ciblé et de tenir pour responsables les auteurs des violations.

Actuellement, l’outil Haki Ardhi de déclaration des violations des droits (Haki Ardhi Rights Reporting Tool) fait l’objet d’un projet pilote dans deux comtés kényans luttant contre les violations courantes des droits fonciers des femmes. Trois organisations communautaires, une à Kakamega (Shibuye Community Health Workers) et deux dans le comté de Taita Taveta (Taita Taveta Human Rights Watch et Sauti Ya Wanawake), utilisent activement Haki Ardhi et offrent des solutions de déclaration. À ce jour, grâce à des campagnes de vulgarisation concertées et à des diffusions radio, cet outil a touché plus de 1 000 femmes qu’il a contribué à mieux sensibiliser et à soutenir.

Un des grands avantages de Haki Ardhi est qu’il confie directement la déclaration aux communautés et organisations communautaires, ce qui leur permet de collecter leurs propres données de manière décentralisée et de les utiliser en fonction de leurs propres priorités et besoins. Cela n’a absolument rien à voir avec les pratiques pyramidales habituelles de suivi et de déclaration selon lesquelles ce sont les acteurs publics ou les entreprises qui collectent des données, et tout porte à penser que l’adoption de Haki Ardhi pourrait se généraliser, notamment dans les populations autochtones et les communautés locales.

L’idée de déclarer via Haki Ardhi va au-delà des cas individuels. Les organisations de la société civile (OSC) peuvent utiliser les données fournies pour systématiquement suivre et formuler des stratégies de plaidoyer et aborder les questions systémiques qui contribuent à la violation des droits fonciers. À ce jour, l’outil Haki Ardhi a apporté sa contribution dans deux domaines clés. Premièrement, il a réussi à identifier la prévalence des violations des droits fonciers des femmes dans deux comtés kényans (voir encadré). Deuxièmement, des organisations communautaires et l’organisme de tutelle national (Kenya Land Alliance) ont efficacement axé leur soutien sur les femmes victimes de violations de leurs droits.

Cas d’expulsions forcées – tendances alarmantes

La déclaration, grâce à Haki Ardhi, d’expulsions forcées et d’interférence dans les processus de gestion des terres, révèle une réalité préoccupante dans les comtés de Taita Taveta et Kakamega. De juin 2023 à février 2024, 124 cas ont été déclarés. Les chiffres précis soulignent le besoin urgent de mesures exhaustives de protection des droits des personnes et des communautés. Il en ressort que les expulsions forcées sont de plus en plus préoccupantes dans les deux comtés. Les coupables déclarés varient : fonctionnaires (33,3 %), membres de la famille (33,3 %), représentants d’entreprises (13,3 %) et autres (20 %).

Les consultations en personne ont souligné la gravité des expulsions forcées. Ainsi, 95,3 pour cent des cas concernaient des terres privées ou familiales, et 4,65 pour cent des terres communautaires ou communales. Près de 56 pour cent des déclarants étaient veufs, ce qui montre bien la vulnérabilité de cette catégorie démographique. Mais l’impact sur les familles rurales va encore plus loin ; en effet, 54 pour cent des cas concernaient des enfants. Dans 51 pour cent des cas, il n’a pas été fait état de violence, mais dans près de 34 pour cent, il y a eu violence verbale et dans presque 14 pour cent, violence physique, ce pourcentage non négligeable montrant l’existence d’une violence genrée liée aux conflits fonciers. Les problèmes fonciers intrafamiliaux sont généralement importants. Par ailleurs, les cas déclarés confirment que les maris sont coupables dans environ 34 pour cent des cas de violence.



Sur la totalité des cas déclarés, plus de 51 pour cent des personnes avaient déjà été évincées de leurs domiciles ou de leurs terres, ce qui montre bien l’aspect urgent de la situation dans la mesure où ces femmes ont beaucoup de mal à gérer leurs moyens d’existence. En outre, près de 63 pour cent ont déclaré avoir demandé de l’aide en se rendant dans les bureaux de l’administration publique, ce qui souligne bien la nécessité d’intervenir au niveau institutionnel. Depuis juin 2023, date de la première utilisation de l’outil, les premiers cas ont été résolus en faveur du survivant. Dans la plupart des cas, on a eu recours à une forme de médiation communautaire et/ou à des actions en justice pour résoudre les affaires, la médiation communautaire étant généralement la solution privilégiée.

L’outil Haki Ardhi a été bien accueilli par les détenteurs du pouvoir qui ont activement et constamment été impliqués dans sa réalisation, du début de son élaboration à sa mise en œuvre. Pour les chefs locaux, les droits fonciers des femmes constituent un problème urgent et non résolu, et qui, selon eux, est lié à leurs propres rôles et intérêts politiques. Les hommes de la communauté participent activement aux activités de sensibilisation liées à l’outil Haki Ardhi. Alors que certains, initialement, se montraient inquiets pour leurs propres droits, beaucoup ont exprimé leur volonté de participer à des discussions sur le besoin urgent de mieux protéger les droits fonciers des femmes.

Aller de l’avant

L’outil Haki Ardhi repose sur les structures communautaires et sur les acteurs qui l’appuient. La lutte contre les violations des droits fonciers passe obligatoirement par une amélioration de la gouvernance et des processus de responsabilisation. Il faut disposer d’un espace de déclaration sûr pour minimiser le risque d’escalade des conflits et de la violence. Haki Ardhi peut lutter contre le problème émergent « d’accaparement vert » en incitant activement les communautés à s’opposer aux pratiques d’exploitation et en veillant à ce qu’elles protègent leurs droits.

Compte tenu de l’actuelle ruée vers la terre et du besoin croissant d’action climatique au moyen d’interventions terrestres, Haki Ardhi peut contribuer à la justice et à la responsabilisation. En leur offrant un outil de suivi et de déclaration, Haki Ardhi permet également aux groupes autochtones de protéger leurs terres ancestrales contre l’empiétement et l’exploitation. C’est particulièrement important dans la mesure où les populations autochtones sont souvent victimes, de manière disproportionnée, d’actes d’accaparement des terres et de dégradation de l’environnement qui menacent leur patrimoine culturel et leurs moyens d’existence traditionnels.

La responsabilisation basée sur la capacité des communautés et des individus à suivre et déclarer les violations de leurs droits joue un rôle essentiel dans le concept de « transition juste » en garantissant à la fois la durabilité environnementale et l’équité sociale. L’accent est de plus en plus souvent mis sur les approches fondées sur les droits pour la mise en œuvre des trois Conventions de Rio.

Par exemple, la Convention sur la diversité biologique reconnaît la contribution et le rôle importants des peuples autochtones et des communautés locales en tant que dépositaires de la biodiversité. L’objectif 22 vise tout particulièrement à assurer la représentation et la participation pleines, équitables et inclusives des populations autochtones et des communautés locales aux processus décisionnels. Dans ce cadre, les outils de déclaration et de suivi tels que Haki Ardhi sont essentiels pour l’habilitation des communautés marginalisées et pour l’action en faveur de l’inclusivité et de la durabilité de la gouvernance foncière pour tous.


Frederike Klümper, experte en droit foncier, dirige le Land Governance Programme au TMG Research à Berlin, Allemagne. Elle a auparavant été conseillère et chercheuse dans diverses organisations en Europe, en Afrique et en Asie centrale, dans le domaine de la responsabilité sociétale et celui de la gouvernance des ressources. Elle a obtenu son doctorat à l’Institut Leibniz de développement agricole dans les économies en transition (IAMO), sa thèse ayant pour sujet la gouvernance de l’eau et des terres au Tadjikistan.
David Betge est coordonnateur de projet – SEWOH Lab et Early Warning Systems, TMG Research. Il a passé cinq ans aux Pays-Bas, comme conseiller en droit foncier et en consolidation de la paix pour l’organisation internationale d’aide d’urgence et de redressement économique, ZOA. Dans le cadre de ses études de doctorat à l’université libre de Berlin, David a effectué des recherches sur les réformes agraires redistributives en Inde et en Afrique du Sud.
Contact:  frederike.kluemper@tmg-thinktank.com