Photo: Jörg Böthling

Regardons de plus près ...

Entre aspiration et réalité

Par Rick de Satgé

Actuellement, à l’échelle mondiale, environ 477 millions d’autochtones vivent dans 70 pays ; ensemble, ils représentent environ six pour cent de la population mondiale totale. Leur vie évolue en raison de forces et d’événements sur lesquels ils n’ont pratiquement pas prise. Les autochtones du monde entier sont confrontés à des menaces croissantes ayant simultanément un impact sur leurs moyens d’existence et sur la santé de la planète. La compétition mondiale pour la terre, les pâturages, le bois et les minerais épuise rapidement les ressources naturelles vitales dont dépend la santé de tous.

Les estimations varient quant à l’importance des terres gérées par les autochtones. Selon les Nations unies et son Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les populations autochtones utilisent 22 pour cent de la superficie des terres émergées sur la planète. En 2018, une étude spatiale de l’importance mondiale des terres autochtones pour la conservation a calculé qu’elles représentaient 37 pour cent de la totalité des terres naturelles restant sur la planète. Une part considérable de ces terres est riche en biodiversité.

Vue d’ensemble

L’importance mondiale de la conservation de ces terres par les autochtones est de plus en plus reconnue – notamment lorsqu’on la situe dans un cadre historique plus large. Le monde dans lequel nous vivons a été complètement restructuré au cours des 300 dernières années. En 1700, seulement 600 millions de personnes vivaient sur la planète. Pendant les 3 000 années précédentes, les modes de vie n’avaient pour ainsi dire pas changé.

Entre le 16e et le 19e siècles, d’énormes changements sociaux et démographiques ont résulté de l’esclavage, des conquêtes coloniales et de la spoliation des terres. Quelque 12,5 millions d’autochtones africains ont été réduits à l’esclavage et emmenés de force dans les Amériques. Les administrations locales et leurs territoires ont été supprimés, au profit de puissances coloniales qui se disputaient pour accaparer les terres et créer de nouveaux États avec de nouvelles frontières.

Dans l’après-guerre du 20e siècle, des vagues de changement économique et social déclenchées par des innovations technologiques, l’industrialisation de masse et l’informatique ont amélioré les niveaux de vie, de manière très inégale, il faut bien le dire, et ont contribué à accélérer la croissance démographique. Aujourd’hui, plus de huit milliards de personnes vivent dans le monde. Depuis 2007, plus de personnes vivent en milieu urbain qu’en milieu rural. Les villes grossissent à un rythme effréné et la planète compte 34 mégapoles de plus de dix millions d’habitants.

Les pays alimentés en combustibles fossiles sont à l’origine de changements climatiques en chaîne. Les moyens d’existence et les ressources des autochtones, qui vivent majoritairement dans des environnements isolés et fragiles, sont menacés. Les pressions croissantes exercées sur les terres et les ressources naturelles ont des implications majeures pour les autochtones et les communautés rurales dont les droits sont souvent bafoués, malgré l’engagement de l’Agenda 2030 selon lequel le développement durable « ne devait laisser personne de côté ».

Un « autochtone », c’est quoi au juste ?

Comment faire la distinction entre peuples autochtones, communautés locales et le reste de la population ? La diversité des groupes d’autochtones et le grand nombre de paysages qu’ils occupent font qu’il est difficile de les définir. C’est d’autant plus compliqué que les contours sociaux des autochtones et des communautés locales sont de plus en plus flous en raison de leurs interactions dans le temps.   

D’une manière générale, les autochtones descendent de populations ayant eu une longue histoire géographique ininterrompue avant d’être conquises ou colonisées, et ils ont conservé au moins quelques-unes de leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques.

Parmi les peuples autochtones les plus connues, citons :

  • Les Aborigènes d’Australie
  • ­Les Inuits du Groenland et des régions arctiques ­
  • Les Maoris de Nouvelle-Zélande ­Les Métis du Canada
  • Les Amérindiens ­
  • Les Saamis d’Europe du nord ­
  • Les Sans et les Batwas d’Afrique australe et centrale 
  • Les Touaregs du Sahel

De gauche à droite : Jeune Amérindien,  Touareg du Mali, Femme Sami de Norvège.
Photos: Pierre Jean Durieu/ shutterstock.com, Jörg Böthling, V. Belov/ shutterstock.com

Par ailleurs, en Amérique latine et centrale, on compte plusieurs centaines de groupes d’autochtones dont l’identité n’est pas très connue. Le Brésil possède environ 305 groupes ethniques autochtones parlant 274 langues. Au Guatemala, les autochtones représentent 43,75 pour cent de la population. Un pays comme la Colombie compte également de nombreux groupes autochtones représentant 13,6 pour cent de la population.

Le bouleversement mondial associé à la traite transatlantique des esclaves entre le 16e et le 19e siècle rend difficile la datation du moment associé à la définition des autochtones. Des millions d’autochtones africains ont été réduits à l’esclavage et transportés de force avant la conquête coloniale à grande échelle et l’annexion. Ce processus brutal les privait de toute revendication d’indigénéité, de toute identité, d’espace et de place dans leurs pays d’origine, tout en élargissant la définition des communautés dans les terres où ils étaient installés.

Qu’est-ce qui garantit les droits des autochtones ?

La première Convention relative aux populations aborigènes et tribales a été rédigée par l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1957 (date d’entrée en vigueur : 1959). L’idée directrice de la Convention était que les autochtones soient assimilés dans la « société moderne ». L’article 12 de cette Convention cherchait à protéger les droits fonciers des autochtones, en empêchant qu’ils soient déplacés de leurs territoires habituels sans leur libre consentement. Il laissait toutefois la porte ouverte à de nombreuses exceptions « conformément à la législation et la réglementation nationales, pour des raisons visant la sécurité nationale, ou dans l’intérêt du développement économique du pays, ou encore de la santé desdites populations ».

La Convention de 1959 a été remplacée par la Convention relative aux peuples aborigènes et tribaux de 1989 (Convention n° 169) entrée en vigueur le 5 septembre 1991. Selon l’article 2, « il incombe aux gouvernements, avec la participation des peuples intéressés, de développer une action coordonnée et systématique en vue de protéger les droits de ces peuples et de garantir le respect de leur intégrité. » La Convention met également l’accent sur les droits fonciers. L’article 14 reconnaît « les droits de propriété et de possession des peuples sur les terres qu’ils occupent traditionnellement ». Il exige en outre que les gouvernements prennent des mesures « pour sauvegarder le droit des peuples, y compris des peuples nomades et des agriculteurs itinérants, d’utiliser les terres non exclusivement occupées par eux. »  

En pratique, de nombreux pays n’ont pas osé s’attaquer à la tâche complexe consistant à essayer de démêler l’écheveau des droits fonciers conflictuels et se chevauchant. La reconnaissance des droits des minorités vulnérables est un processus hautement politique. Les conflits d’intérêt ont une influence sur la façon dont les droits à la terre et aux ressources des populations autochtones – essentiellement des pasteurs nomades et semi-nomades, des habitants des forêts et des chasseurs-cueilleurs – doivent être distingués de ceux des communautés agraires installées qui ont accès à la terre conformément aux régimes fonciers coutumiers.  

En janvier 2022, 23 pays seulement avaient ratifié la Convention de 1989, si bien que de nombreux autochtones du monde entier restaient sans protection juridique particulière. En 2007, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP). Il s’agit d’un traité non juridiquement contraignant qui donne une idée de la façon dont les droits des peuples autochtones devraient être protégés.

L’article 26 formule les droits des peuples autochtones à la terre, aux territoires et aux ressources que, traditionnellement, ils possèdent ou occupent. L’article 10 stipule la nécessité d’obtenir leur consentement libre, préalable et en connaissance de cause (free, prior and informed consent – FPIC) avant d’exercer une activité affectant leurs terres ancestrales, leurs territoires et les ressources naturelles qu’ils contiennent.

Le FPIC s’applique également aux communautés locales et exige qu’elles participent aux décisions prises sur la façon dont les terres et les ressources naturelles possédées en commun doivent être utilisées. La mise en œuvre significative des principes du FPIC est lente et inégale. Les critiques de la mise en œuvre du FPIC font état de pratiques présumées de « poudre aux yeux » selon lesquelles des consultations à l’initiative de l’État et des entreprises servent à légitimiser les initiatives de développement tout en semant fréquemment les germes de la division entre les peuples autochtones et les communautés locales.  

La ruée vers les ressources

Aux 20e et 21e siècles, la croissance économique mondiale s’est accompagnée d’une envolée des coûts écosystémiques due aux changements non durables de l’utilisation des terres et à la dépendance aux combustibles fossiles polluants. Les émissions de CO2 ont atteint un niveau record de 40 milliards de tonnes par an en 2022, soit 6 milliards de plus qu’en 1950, et sont à l’origine d’un changement climatique catastrophique.

Des mesures sont prises au niveau mondial pour lutter contre cette situation, mais les technologies alternatives sous-tendant les énergies propres et renouvelables ont également un coût humain et environnemental. Le passage aux énergies non polluantes dépend de l’exploitation rapide de minerais indispensables et de terres rares. On estime que d’ici 2060, l’extraction des ressources naturelles à l’échelle mondiale aura augmenté de 60 pour cent. Les solutions favorables à l’hémisphère nord industrialisé ont un impact considérable sur le Sud global.

« Disposer d’un droit foncier documenté n’est pas automatiquement perçu comme une garantie de sécurité. »

La demande croissante de minerais essentiels expose les peuples autochtones à une très forte pression en les poussant à approuver de nouveaux projets d’extraction. Il est fréquent que ces autorisations soient données sans leur consentement libre, préalable et en connaissance de cause. De nombreux exemples montrent comment les exigences du FPIC peuvent être diluées ou ignorées dans la pratique.

Pérou

Le Pérou a ratifié, le 2 février 1994, la Convention relative aux peuples autochtones et tribaux de 1989. Les représentants des peuples autochtones ont immédiatement fait pression pour que soit promulgué un cadre juridique contraignant exigeant qu’ils soient consultés avant toutes décisions affectant leurs droits fonciers. Ces exigences étaient conformes à la Constitution de 1993 qui reconnaissait les droits collectifs des communautés autochtones et de leurs territoires.

Toutefois, dix années se sont écoulées avant l’adoption de la loi sur les investissements en Amazonie (Amazon Investment Law). À cette occasion, il a fallu consulter les autochtones avant que les activités de développement soient approuvées. Les critiques ont décelé des failles affaiblissant la mise en œuvre efficace de la loi. Certains ont également fait valoir que les processus de consultation ne garantissent pas, comme tels, un consentement en connaissance de cause. En 2005, un projet de loi cadre relative aux peuples autochtones apportait des précisions sur les dispositions de consultation, mais cette loi n’a jamais été adoptée. Ce n’est qu’en 2011 que le Pérou a finalement promulgué la loi sur le droit de consultation préalable des peuples autochtones (loi n° 29785).

Malgré les progrès considérables réalisés pour la reconnaissance des droits des autochtones, des questions continuent de se poser sur l’adéquation des processus de consultation des autochtones au Pérou : Qui peut être consulté ? Comment les communautés locales sont-elles représentées ? Comment le processus de consultation doit-il se dérouler ? Qui prend la décision finale entraînant l’approbation ou le rejet pur et simple des initiatives de développement proposées ?

République démocratique du Congo

La République démocratique du Congo a des réserves de cobalt s’élevant à la moitié des ressources mondiales. Amnesty International a documenté la façon dont l’expansion des activités minières a fait que les communautés ont perdu leurs terres agricoles et ont dû abandonner leurs logements. Les autochtones, les Batwas, ont également été dépossédés en raison de litiges fonciers et de l’attribution de titres aux entreprises agricoles et minières.

La promulgation des zones protégées a souvent exclu les peuples autochtones et les communautés de leurs terres coutumières. Après une campagne de 14 ans menée par un réseau de 45 organisations autochtones, une loi visant à protéger et promouvoir les droits des autochtones en RDC a finalement été signée par le président en 2022. Elle constitue une base juridique permettant aux autochtones de faire valoir leurs droits au FPIC et d’obtenir une indemnisation. Reste à savoir si cette loi sera activement et effectivement mise en œuvre.

Mongolie

En Mongolie, un boom minier a vu le développement de ce qui sera la troisième mine d’or et de cuivre la plus importante du monde. Cependant, les chercheurs rapportent que l’État a délégué une partie de ses rôles au secteur privé. Cela a entraîné l’application sélective de normes clés et a laissé peu de choix aux communautés nomades locales quant aux décisions sur le développement de la mine et son impact sur leurs moyens d’existence.

Canada

Au Canada, le Future Minerals Working Group a montré que si les peuples autochtones ont des droits constitutionnels à la terre contenant de précieuses ressources minières, une législation obsolète datant du 19e siècle prévaut effectivement sur leurs droits. Cette contradiction est en attente d’une résolution dans une action en justice de haut niveau.

Protection des droits communautaires à la terre – une tâche difficile

L’UNDRIP et la Convention sur la diversité biologique (CDB) soulignent qu’il est important de reconnaître la contribution des connaissances autochtones à la réalisation des objectifs de développement à l’échelle mondiale. En 2022, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a fait de la reconnaissance des droits fonciers des peuples autochtones et des communautés locales un de cinq domaines prioritaires.

Les Directives volontaires de 2012 pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts (2012 Voluntary Guidelines on the Responsible Governance of Tenure – VGGT) définissent des normes mondiales garantissant les droits fonciers des communautés possédant des terres et ayant accès à des ressources selon des régimes fonciers coutumiers. Les droits des autochtones et des communautés locales détenant des terres en commun font l’objet d’une reconnaissance croissante, mais il reste de nombreux obstacles à surmonter avant que ces droits puissent être pleinement reconnus.

En Afrique, jusqu’à 78 pour cent des terres sont détenues selon le régime foncier coutumier. La façon dont les communautés locales ont accès à des terres et les détiennent échappe souvent aux procédés conçus pour formaliser les droits fonciers. Cela tient au fait que la sécurité/l’insécurité de la propriété foncière est spécifique au contexte et que les tentatives de normalisation des relations sociales rencontrent souvent des problèmes. Le contenu des droits et des normes sur lesquels s’appuient les régimes fonciers varie continuellement. Même dans les pays dans lesquels on a considérablement investi dans la formalisation des droits fonciers, les transactions ultérieures peuvent reprendre leur aspect informel.

Alors que le Rwanda a été le premier pays d’Afrique à enregistrer les droits fonciers pour la première fois à l’échelle nationale, des données récentes donnent à penser que cinq ans plus tard, 87 pour cent des transactions foncières ultérieures en milieu rural restent informelles. On sait également, sur la base de la vaste enquête Prindex, que le fait de disposer d’un droit foncier documenté n’est pas automatiquement perçu comme un gage de sécurité. Certains ont fait valoir que la formalisation et la documentation des droits fonciers ne garantissent pas, en soi, la sécurité de la propriété foncière, et que dans des sociétés très inégalitaires, elles peuvent même faciliter l’accaparement des terres par les élites.

De façon générale, les relations des autochtones et des communautés avec le foncier dépendent de la grande diversité des situations locales d’acquisition et de dépossession de terres. Elles sont le résultat de l’interaction complexe entre les valeurs sociales, le droit coutumier et le droit écrit, la contestation politique, la pauvreté, l’inégalité, le pouvoir relatif et la vulnérabilité climatique. C’est de ces facteurs fondamentaux qu’il faut s’occuper si on veut progresser dans la protection des droits fonciers des peuples autochtones et des communautés locales, tout en protégeant, simultanément, les ressources naturelles essentielles pour la santé et la durabilité de la planète.


Rick de Satgé vit en Afrique du Sud. Il a 40 ans d’expérience dans le secteur foncier et est un des associés de l’organisation d’utilité publique Phuhlisani NPC. Rick est curateur de contenu de knowledgebase.land, un site Web mettant l’accent sur les questions foncières en Afrique australe, centrale et orientale, et il travaille à temps partiel comme chercheur pour le Land Portal.
Contact:  rick@phuhlisani.org.za 

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