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Comment la révolution numérique peut-elle profiter aux petits exploitants agricoles ?
Les solutions numériques actuellement offertes aux petits exploitants agricoles mettent surtout l’accent sur les services accessibles grâce à leurs téléphones portables (que nous appelons ici les m-services), par exemple la fourniture de renseignements sur les pratiques agricoles ou les prix du marché, des offres de formation ou de liens avec des acheteurs potentiels. Toutefois, la plupart de ces services n’ont toujours pas vraiment décollé. Beaucoup en sont restés au stade du projet pilote et pratiquement aucun n’est financièrement viable. Les preuves empiriques de l’impact de ces services restent rares et peu concluantes.
Le succès limité des m-services ruraux dans les pays en développement n’est pas vraiment surprenant. Alors que les petits exploitants agricoles constituent un marché potentiellement lucratif pour de tels services en raison de leur nombre, ils sont difficiles à atteindre compte tenu de leur dispersion géographique, de leur faible pouvoir d’achat et de leur maîtrise limitée du numérique. Les m-services susceptibles de profiter à ces agriculteurs sont ceux qui visent à surmonter ces contraintes en offrant des économies d’échelle et, par conséquent, en réduisant les coûts des transactions.
La complexité du système doit être gérée par le prestataire du service ou par des intermédiaires pour qui la facilitation du service présente un intérêt économique. Ainsi, la solution consistant à offrir aux petits exploitants agricoles des services dont disposent les grandes exploitations mais en utilisant des formules de prestation adaptées à leurs capacités techniques et à leur éducation devient viable pour les prestataires.
Domaines prometteurs (et moins prometteurs) pour les m-services agricoles
Les services d’information, qui comptent parmi les m-services le plus fréquemment utilisés, sont un bon exemple permettant de souligner l’importance des économies d’échelle. Pour le secteur privé, les exigences en matière de maintenance et de ressources humaines sont souvent trop élevées pour que ces services vaillent la peine d’être offerts. En Inde, par exemple, Reuters Market Light se targue d’atteindre près de deux millions de petits exploitants agricoles grâce à son service d’information essentiellement basé sur l’envoi de SMS, mais après dix ans d’activité, ce service n’est toujours pas rentable.
Lorsque les prestataires de services visent à fournir aux agriculteurs des informations personnalisées grâce à des systèmes interactifs, des services de téléassistance ou des plateformes de réseaux sociaux, par exemple, il est difficile de réaliser des économies d’échelle dans la mesure où l’addition de nouveaux clients nécessite parallèlement un accroissement non négligeable du personnel nécessaire pour gérer les interactions.
Ce qu’il faut, au contraire, ce sont des systèmes d’information en grande partie automatisés ayant de faibles exigences de maintenance. Les mises à jour météorologiques, par exemple, peuvent facilement être automatisées et offertes avec une résolution suffisamment faible. Autre exemple intéressant, celui du Kenya où les éleveurs de bétail qui enregistrent leurs vaches avec iCow reçoivent des conseils spécifiques (automatisés) sur le cycle de vie des animaux.
Ces services sont relativement peu coûteux et faciles à gérer à grande échelle, tout en présentant des avantages non négligeables pour les agriculteurs. Des modules d’information ou de formation concernant des questions très pertinentes et clairement définies peuvent également être fournis au moyen de messages audio ou vidéo enregistrés que les agriculteurs peuvent consulter en ligne ou sur leur téléphone portable. Pour les agriculteurs les moins versés dans la technologie, des intermédiaires peuvent faciliter l’accès au contenu. Digital Green, par exemple, va dans les villages indiens avec des projecteurs pour montrer les messages enregistrés. Ces services doivent autant que possible utiliser les réseaux existants, par exemple ceux des agents de vulgarisation, des agrodistributeurs ou des organisations d’agriculteurs, pour réduire les coûts.
Dans le domaine des services financiers, les possibilités d’économies d’échelle ont déjà été identifiées (et dans certains cas réalisées) par les opérateurs de réseaux de téléphonie mobile. Les banques hésitent souvent à étendre leurs services dans les zones rurales dans la mesure où les services offerts aux petits exploitants agricoles peuvent entraîner des coûts de transaction élevés. Pour combler ce vide, les services de m-paiement se multiplient dans de nombreux pays en développement. L’exemple le plus connu est celui de M-Pesa, géré par Safaricom, au Kenya. Ce m-service associe les technologies mobiles à son vaste réseau d’agents pour gérer les transactions monétaires et aider ceux qui n’ont pas de téléphone ou ne savent pas comment utiliser le système.
Plus récemment, les systèmes de m-paiement sont de plus en plus liés à des comptes en banque grâce à des interfaces mobiles. Ces dernières peuvent être utilisées directement ou par l’intermédiaires d’agents. À titre d’exemple, citons Adarsh Credit Cooperative, en Inde, qui emploie 100 000 agents de terrain itinérants pour atteindre les agriculteurs vivant en zones reculées par l’intermédiaire d’une plateforme mobile. Les systèmes de m-paiements jouent également le rôle de catalyseurs pour d’autres services dont les coûts de transaction sont élevés lorsqu’ils concernent de grands nombres de consommateurs, par exemple la gestion des factures d’eau ou d’électricité.
On peut également avoir recours aux technologies mobiles pour développer les systèmes de crédit aux petits exploitants agricoles. Les difficultés liées à l’évaluation de la solvabilité des clients, à la gestion de petites sommes d’argent et au contrôle des remboursements dissuadent souvent les institutions financières d’offrir des prêts à de petits exploitants agricoles. Les m-paiements peuvent grandement faciliter la gestion et la documentation des flux de trésorerie. Les données enregistrées par l’intermédiaire des téléphones portables ou les m-services peuvent servir à évaluer la solvabilité des clients, par exemple en examinant les modes d’utilisation du téléphone, l’historique de paiement des services d’utilité publique ou les enregistrements des m-paiements (en gardant bien à l’esprit les questions de confidentialité des données ; voir également l’article « Une question de confiance »).
Les m-services peuvent également servir à gérer les prêts intragroupes et, par conséquent, à répartir le risque de non-remboursement. Les systèmes peuvent être administrés par le responsable de groupe et peuvent ne pas exiger de savoir-faire technique particulier de la part des agriculteurs participants. Ainsi, au Kenya, le système Mufoni offre aux institutions de microfinancement une plateforme permettant de gérer les interactions avec leurs clients par le biais de SMS et de m-paiements.
Les régimes d’assurance sont un autre exemple prometteur dans le secteur financier. Les petits exploitants agricoles sont moins intéressants pour les compagnies d’assurance dans la mesure où l’enregistrement de nouveaux clients, le suivi des demandes d’indemnisation et la répartition des indemnisations représentent une activité lourde et coûteuse. Là également, les technologies mobiles offrent la possibilité de réaliser des économies d’échelle.
Les inscriptions peuvent s’effectuer par l’intermédiaire d’une interface simple de téléphone portable et être administrées par un réseau d’agents pouvant emprunter des réseaux existants tels que les réseaux d’agrodistributeurs ou d’agents de téléphonie mobile. Des équipements interconnectés, tels que les stations météorologiques ou les capteurs mesurant l’humidité du sol, peuvent être utilisés pour collecter les données nécessaires pour décider du moment des paiements. Les indemnisations peuvent ensuite s’effectuer par l’intermédiaire de systèmes monétaires mobiles. Un tel régime d’assurance existe déjà au Kenya. Il est géré par l’entreprise ACRE qui s’appuie sur un réseau de stations météorologiques pour mesurer les précipitations puis effectuer les paiements par l’intermédiaire de M-Pesa.
À titre de dernier exemple, les systèmes de gestion de chaîne d’approvisionnement peuvent tirer parti des technologies mobiles pour gérer les livraisons effectuées par les petits exploitants agricoles. De nombreux systèmes de gestion servant à coordonner les approvisionnements sont mal adaptés à la gestion de multiples petites livraisons dispersées. En conséquence, les agriculteurs ratent des opportunités de vendre leurs produits à de gros acheteurs.
Les technologies utilisant les réseaux et appareils mobiles pour collecter et transmettre les données de livraison peuvent contribuer à simplifier ces systèmes. Ainsi, SAP, au Ghana et Virtual City, au Kenya, ont recours à de telles technologies pour enregistrer les livraisons effectuées par les petits exploitants agricoles aux centres de collecte. Ces systèmes permettent aux agriculteurs d’enregistrer leurs livraisons et d’accélérer le traitement des paiements, et aux autres acteurs de la chaîne de valeur de tracer le produit jusqu’à sa source.
Vus sous l’angle des économies d’échelle, d’autres m-services ont moins de chances de réussir. Ceux qui offrent des informations sur les prix du marché sont souvent cités comme des services prometteurs pour les petits exploitants agricoles dans la mesure où ils sont censés réduire les asymétries d’informations entre les agriculteurs et les négociants et, par conséquent, accroître les capacités de négociation des agriculteurs. Toutefois, de tels services ne seront utiles aux petits exploitants agricoles que si les informations de prix sont très localisées et très d’actualité. La collecte et la vérification de ces informations prendraient du temps et seraient coûteuses.
De plus, même lorsque les prix locaux sont connus, les petits exploitants agricoles sont souvent incapables de tirer profit de ces informations en raison d’autres contraintes, par exemple le manque de concurrence au niveau des acheteurs, les relations de confiance existantes, le mauvais état des routes ou la dépendance à l’égard des négociants pour le crédit et les intrants.
Les marchés virtuels peuvent certes contribuer à élargir les possibilités de commerce, mais la maîtrise de la qualité et le transport posent des problèmes particuliers à la vente de produits agricoles frais. Au Kenya, M-Farm a essayé de résoudre le premier problème en créant un point de vérification à Nairobi, solution selon laquelle le personnel de M-Farm vérifie la qualité des produits avant qu’ils soient livrés. Le passage par ce point est facultatif et soumis au paiement d’une commission, mais de nombreux acheteurs l’utilisent néanmoins. Toutefois, la mise en place de tels points dans tout le pays entraînerait d’importantes dépenses en personnel et, d’une certaine façon, saperait l’intérêt d’une plateforme de commerce en ligne.
Le transport est un autre problème. Si les partenaires commerciaux doivent assurer le transport, le marché en ligne a des chances de rester essentiellement local. Faire du commerce à plus grande échelle nécessiterait la mise en place de l’infrastructure logistique nécessaire. Par conséquent, les marchés virtuels se prêtent mieux à des produits dont la qualité est constante et, idéalement, assujettis à certaines normes (par ex. les produits agricoles transformés) et à des produits pouvant être facilement transportés (et renvoyés).
Accessibilité, utilité – et ce que l’avenir réserve
Les économies d’échelle auront des implications sur l’accessibilité aux m-services en réduisant les coûts supportés par les petits exploitants agricoles, en partie en raison de la réduction globale des frais de fonctionnement, mais aussi parce que les coûts peuvent être différemment répartis. Les prestataires de services, par exemple, peuvent être d’accord pour supporter une part plus importante des coûts compte tenu des avantages supplémentaires qu’ils tirent de la possibilité d’atteindre un plus grand nombre d’utilisateurs.
Safaricom, par exemple, bénéficie financièrement de M-Pesa au niveau des frais de transaction, mais profite également du fait que ce m-service fidélise les utilisateurs à son réseau. À défaut, un autre acteur de la chaîne de valeur peut être prêt à supporter la majeure partie du coût d’un m-service en raison des avantages commerciaux offerts par ce dernier ; nous pensons aux grosses entreprises de transformation qui utilisent un logiciel de gestion de la chaîne d’approvisionnement réduisant les coûts, améliorant l’efficacité et garantissant l’approvisionnement. De même, les bureaux gouvernementaux peuvent être prêts à payer pour un m-service facilitant la prestation de services de vulgarisation agricole.
Les types de m-services décrits ici présentent également un intérêt pour les petits exploitants agricoles car la partie à laquelle ils ont accès est relativement simple alors que les questions plus complexes peuvent être gérées par les intermédiaires. Cet aspect est particulièrement important lorsqu’on essaie d’atteindre des agriculteurs moins instruits et moins au fait des nouvelles technologies. La solution consiste à associer des technologies de différents niveaux de complexité. Ainsi, les m-services tirent parti de technologies plus modernes pour faire fonctionner le système, par exemple les capteurs ou les dispositifs de localisation pour la gestion des chaînes d’approvisionnement, les stations météorologiques pour les assurances ou les systèmes basés sur le cloud pour la gestion des inscriptions ou des paiements. Une bonne partie du travail technique est effectuée par les points de collecte, les transformateurs, les institutions financières, les agents de vulgarisation agricole, les agrodistributeurs ou les agents de m-service spécialisés. De simples technologies de livraison, par exemple les messages SMS ou vocaux, ou des intermédiaires humains, peuvent ensuite être utilisées pour entrer en contact avec l’agriculteur.
Les organisations d’agriculteurs peuvent également jouer un rôle important comme facilitateurs d’adoption et d’utilisation de m-services. Lorsqu’elles collaborent avec des groupes constitués, ce sont les responsables de groupes, plus que les agriculteurs individuels, qui sont essentiellement concernés. Les prestataires de services peuvent donc tirer parti de structures existantes de communication et de coopération pour la commercialisation, la formation et le service clientèle.
Cette approche réduit la nécessité d’une interaction individuelle avec les clients car le m-service est soit utilisé par les responsables de groupes, soit ces derniers organisent des formations, répondent aux questions simples et groupent les questions auxquelles ils ne peuvent eux-mêmes répondre. Surtout, la collaboration avec les responsables de groupes peut contribuer à renforcer la confiance dans le m-service, cette confiance n’allant pas de soi, notamment lorsque les agriculteurs ne sont pas habitués à mener des activités agricoles avec un téléphone portable.
Il est également important de garder à l’esprit que les technologies et les gens changent et que, par conséquent, les opportunités de fournir des m-services aux petits exploitants agricoles changent elles aussi. Les progrès technologiques auront une incidence sur le choix des m-services à offrir et sur la façon de les offrir. Par exemple, les interfaces associant écrans tactiles, symboles, audio et vidéo peuvent offrir des solutions complètement nouvelles permettant de rendre le contenu plus accessible aux agriculteurs analphabètes.
Par ailleurs, en apprenant à maîtriser les technologies, les agriculteurs pourront utiliser les aspects plus complexes des m-services, par exemple gérer leur activité bancaire, mettre en place des systèmes de gestion de l’approvisionnement dans leur exploitation ou gérer des emprunts collectifs. La participation à un m-service par le biais d’un intermédiaire ou d’une interface simple peut préparer les agriculteurs à utiliser des services plus complexes ultérieurement car ils se seront déjà familiarisés avec les applications pratiques, auront pris confiance dans l’utilisation des services et auront réalisé que les technologies mobiles ne bénéficient pas qu’aux riches et aux personnes très instruites.
Heike Baumüller
PARI (Program of Accompanying Research for Agricultural Innovation)
Coordinatrice et chercheuse senior
Centre de recherche pour le développement (ZEF)
Université de Bonn, Allemagne
hbaumueller@uni-bonn.de
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