Les produits des forêts tropicales jouent un rôle vital pour les moyens d’existence de centaines de millions de ménages
Photo : Mokhamad Ediadi/CIFOR

Donner aux forêts l’attention qu’elles méritent

Les écosystèmes et l’homme font partie intégrante de systèmes sociaux-écologiques complexes. Dans ces systèmes, les forêts et les arbres jouent un rôle primordial. Bien gérés, ils offrent une occasion unique de contribuer à la réalisation des 17 objectifs de développement durable. Un appel à passer de l’actuel scénario de développement à un scénario qui garantit l’utilisation durable de notre capital naturel terrestre le plus important.

La planète est recouverte par environ quatre milliards d’hectares de forêts, dont 93 pour cent sont des forêts naturelles et sept pour cent des plantations. Parmi les premières, 33 pour cent peuvent être considérées comme des forêts intactes (« primaires ») et 60 pour cent comme des forêts naturellement régénérées, c’est-à-dire des forêts faisant l’objet d’une certaine forme de gestion. Les forêts primaires ont une valeur considérable pour la diversité biologique dans la mesure où elles représentent plus de 80 pour cent de la biodiversité et des services écosystémiques terrestres. Leur perte aurait des conséquences qu’on ne peut imaginer.

On estime que 1,6 milliard de personnes dépendent des forêts et des arbres poussant hors des peuplements forestiers, pour leurs moyens d’existence. Plus de 800 millions d’êtres humains (30 pour cent de la population rurale mondiale) vivent sur 9,5 millions de kilomètres carrés de terres agricoles (45 pour cent de la superficie terrestre totale) comptant plus de 10 pour cent de couvert arboré, 180 millions sur les 3,5 millions de kilomètres carrés de terres agricoles comptant plus de 30 pour cent de couvert arboré, et environ 350 millions dans, ou à proximité de, 40 millions de kilomètres carrés de forêts denses. La valeur estimée des services écosystémiques assurés par les forêts, les arbres et les savanes représente plus de 76 000 milliards de dollars US (USD).

Un large éventail de produits et services

Selon les chiffres de la Banque mondiale, le commerce international du bois génère jusqu’à 150 milliards USD par an, et la valeur réelle du commerce local et national du bois – bois scié, panneaux, bois rond, bois de chauffage – est vraisemblablement aussi importante. Les revenus tirés de la vente de produits forestiers non ligneux et agricoles, tels que le bambou, fruits à coque, fruits, miel et gibier, représentent 50 milliards USD de plus.

Les cultures arbustives pérennes et les produits des forêts tropicales jouent un rôle vital pour la subsistance de centaines de millions de ménages ; ils sont également une source importante de recettes d’exportation et d’opérations de change représentant des centaines de milliards de dollars US pour de nombreux pays, avec des retombées vitales pour le développement local. Les chaînes de valeur de l’arboriculture fournissent d’importants produits faisant l’objet d’un commerce international, tels que le cacao, le café, la noix de coco, le caoutchouc et l’huile de palme, qui constituent la base des moyens d’existence de petits exploitants. À elle seule, la culture du cacaoyer et du caféier couvre 20 millions d’hectares et est la principale ressource de plus de 30 millions de ménages de petits exploitants. Des évaluations mondiales récentes suggèrent que jusqu’à 28 pour cent du revenu des ménages vivant à la lisière des forêts proviennent des ressources forestières. Dans les pays en développement, plus de 80 pour cent de la population rurale dépendent toujours du bois pour cuire les aliments et se chauffer.

Pour la première fois de l’histoire, plus de 50 pour cent de la population mondiale vivent aujourd’hui en villes. D’ici à 2050, cette proportion devrait atteindre 66 pour cent. L’expansion rapide des villes a des effets extrêmement néfastes sur les forêts et les zones « vertes » : accroissement de la pollution, moins d’aliments et de ressources disponibles, et augmentation de la pauvreté et de la fréquence des phénomènes climatiques extrêmes. Les forêts urbaines et les arbres en villes jouent un rôle important dans l’amélioration de la biodiversité urbaine ; ils constituent, pour les végétaux et les animaux, un habitat favorable, une protection et une source d’alimentation. Le positionnement stratégique des arbres dans les villes peut contribuer à réduire de deux à huit degrés Celsius la température de l’air. La présence d’arbres autour des bâtiments peut réduire de 30 pour cent la nécessité de les climatiser et peut considérablement diminuer les factures de chauffage. Les arbres sont parfaitement adaptés pour absorber les polluants et filtrer les particules fines présentes dans l’atmosphère.

Il existe des liens complexes entre les forêts et les cultures. La valeur récréative des forêts comme lieux et comme sources de confort spirituel est aujourd’hui largement reconnue. Des nombres croissants de personnes fréquentent les forêts chaque année, au point que certaines souffrent d’une grave sur-utilisation. Le fait de vivre à proximité immédiate d’espaces verts urbains et d’y avoir accès peut améliorer la santé physique et mentale, par exemple en abaissant la pression artérielle élevée et en réduisant le stress. Cette influence bienfaisante contribue au bien-être des communautés urbaines. Les Japonais ont même inventé un mot pour l’utilisation des forêts à de telles fins : « shinrin-yoku » (« bains de forêt »).

Une infrastructure verte pour un développement durable

Nous avons fait des progrès remarquables en matière de richesse et de santé, mais 900 millions de personnes souffrent encore de la faim et la majeure partie du développement se fait aux dépens des ressources naturelles. Les forêts et les arbres ont été particulièrement touchés, détruits pour faire place à l’agriculture ou dégradés par une gestion suboptimale. Environ 12 millions d’hectares de terres sont perdus chaque année pour cause de dégradation, ce qui réduit le bien-être d’au moins 3,2 millions de personnes et coûte plus de 10 pour cent (6,3 billions de dollars US) du PIB mondial annuel en services écosystémiques perdus !

La poursuite de cette tendance menace l’avenir de l’agriculture et celui de l’humanité tout entière. Au-delà de la myriade de biens produits, les forêts et les arbres jouent également un rôle fondamental dans la pérennisation des systèmes alimentaires et des services écosystémiques, ainsi que dans l’atténuation du changement climatique ou l’adaptation à ce dernier. La réalisation des ODD et des objectifs du récent accord de Paris sur le changement climatique exige que le monde change sa trajectoire historique de développement et abandonne son « scénario de fin du monde » ou ses pratiques de dégradation environnementale qui font que le développement se poursuit aux dépens de l’environnement (voir Figure).

Bien gérés, les forêts et les arbres offrent une occasion unique de contribuer à la réalisation des 17 ODD en raison de leur importance spatiale, de l’éventail de produits et de services qu’ils proposent ou maintiennent, et du nombre de personnes auxquelles ils fournissent ces produits et services.

L’importance des approches paysagères

Des « approches paysagères » sont actuellement utilisées par de nombreuses organisations et agences majeures spécialisées dans la production alimentaire et l’atténuation de la pauvreté grâce à la reconnaissance du fait que les écosystèmes et les humains sont parties intégrantes de systèmes sociaux-écologiques complexes. Ces approches sont intrinsèquement complexes et dynamiques, au contraire des approches ayant des entités spatiales clairement délimitées. Sous diverses formes d’organisations sociales, les populations façonnent le paysage et ses ressources naturelles alors que leurs options sont essentiellement liées au potentiel du sol et de ces ressources, ainsi qu’au système de gouvernance des ressources naturelles en vigueur. Changer la trajectoire d’un paysage suppose un changement de comportement des acteurs clés dans ce paysage et exige par conséquent l’identification de leviers efficaces et d’approches négociées.

Notre approche idéale pour les forêts peut se résumer en trois points :

Conservation : nous devons conserver les forêts « primaires » et les écosystèmes essentiels qui restent (tourbières, mangroves, forêts nébuleuses des montagnes tropicales, etc.) ; ces terres ne doivent pas être affectées à des utilisations industrielles ou agricoles.

Utilisation durable : nous devons exploiter de manière durable les vastes superficies de « forêts éco-gérées » qui fournissent des produits, des emplois et des services à l’homme. Il faudrait, si possible, encourager une gestion communautaire et s’assurer que les communautés locales tirent des avantages réels de leurs forêts, au-delà de ceux dont bénéficie la communauté mondiale. Nous devons augmenter la superficie des plantations, en veillant à ce qu’elles respectent les meilleures pratiques agroécologiques et sociales, dans la mesure où elles représentent l’utilisation la plus parcimonieuse des terres pour produire le bois et les produits ligneux nécessaires pour aller vers une bioéconomie.

Restauration : nous devons restaurer les vastes superficies de zones forestières dégradées, mais le faire dans le cadre d’une initiative économique qui crée des emplois et de la richesse tout en restaurant les services écosystémiques et la diversité.

Les forêts constituent notre capital naturel terrestre le plus important et sont excessivement sous-évaluées et sous-appréciées. Il est primordial d’avoir une connaissance scientifique de l’état des forêts mondiales, y compris des menaces dont elles sont victimes et des opportunités qu’elles offrent pour faire la transition d’une économie basée sur les combustibles fossiles vers une bioéconomie circulaire. Les forêts nécessitent une approche holistique à long terme tenant compte de l’atténuation du changement climatique, de l’adaptation à ce changement, de la biodiversité et de leur rôle dans la décarbonisation de notre économie. Cette approche exige que nous dépassions le débat polarisé et à courte vue du passé entre conservation et production. La biodiversité et la bioéconomie sont les deux aspects d’une même problématique : le développement durable.

Robert Nasi est directeur général du Centre de recherche forestière internationale (CIFOR) et directeur exécutif du CIFOR-ICRAF, constitué après la fusion du Centre de recherche forestière internationale (CIFOR) et du Centre mondial d’agroforesterie (ICRAF) en janvier 2019.
Contact : R.Nasi@cgiar.org

 

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