Les récits médiatiques offrent souvent une notion simpliste des conflits entre agriculteurs et éleveurs.
Photo: Stevie Mann/ ILRI

Conflits entre agriculteurs et éleveurs en Afrique – dynamique et solutions potentielles

Les conflits entre agriculteurs et éleveurs en Afrique font l’objet d’une attention accrue en raison des préoccupations que génèrent les tensions croissantes entre les deux groupes. La question se pose toutefois de savoir si de telles préoccupations sont justifiées. Une analyse de la littérature suggère en effet que les preuves solides qui pourraient étayer ces affirmations sont rares. Cet article présente les résultats d’une analyse exploratoire systématique conduite sur les documents produits depuis vingt ans à ce sujet et élabore un cadre assorti de recommandations concrètes sur de nouvelles études à mener.

Par Fiona Flintan, Hussein M. Sulieman, Bedasa Eba et Magda Nassef*

Les conflits entre agriculteurs et éleveurs font de plus en plus souvent la une des médias. Par exemple, en 2018, Smail Chergui, commissaire de l’Union africaine pour la paix et la sécurité, a affirmé que « les conflits entre éleveurs et agriculteurs tuent davantage que le terrorisme en Afrique », tandis qu’un article de 2021 publié dans The Guardian explique que « la violence liée aux conflits entre agriculteurs et éleveurs en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale a fait plus de 15 000 morts […] dont la moitié depuis 2018 et la plupart d’entre eux au Nigeria, donnant naissance à la crise sécuritaire la plus mortelle jamais enregistrée dans le pays ».

Les articles grand public présentent souvent la situation en des termes incendiaires et en collant des étiquettes sur certains groupes. Les Peuls, le plus grand groupe d’éleveurs pastoraux d’Afrique de l’Ouest, sont présentés comme des « étrangers », comme des « aliens » ou comme un danger public. Ils sont souvent assimilés à des organisations terroristes connues. L’indice mondial du terrorisme de 2015 prétend que le Nigeria abrite « deux des cinq groupes terroristes les plus mortels de 2014 : Boco Haram et les militants peuls », utilisant un terme fourre-tout pour décrire les Peuls.

En outre, les incidents conflictuels sont présentés de manière incohérente et se voient souvent associés à un nombre considérable de causes, les agriculteurs étant considérés comme les victimes et les éleveurs, avec leur mode de vie nomade et pastoral, comme les assaillants.

Les descriptions des conflits sont parfois sélectives et associées spécifiquement à certaines actions ou interventions, par exemple, l’introduction d’interdictions de pâturage pour lutter contre le « pâturage irresponsable » des éleveurs pastoraux ; l’utilisation de récits de dégradation pour « légitimer et ouvrir la voie à des investissements agricoles et à la préservation de l’environnement » ; l’utilisation de récits sur les pénuries pour justifier les décisions prises en faveur d’une meilleure gestion des ressources « sous-utilisées » ; la sécuritisation et la politisation du changement climatique en faisant le lien entre la migration liée au changement climatique et la violence et l’insécurité ; et, probablement le plus dangereux, l’utilisation et la manipulation par les hommes politiques et les groupes extrémistes des griefs entre agriculteurs et éleveurs pour faire avancer leurs propres objectifs territoriaux ou politiques.

Creuser pour identifier les causes profondes

Depuis 2022, l’Institut international de recherche sur l’élevage (ILRI), par l’intermédiaire du projet SPARC (Soutenir le pastoralisme et l’agriculture durant les crises récurrentes et prolongées) financé par le UK Foreign, Commonwealth and Development Office (Bureau des Affaires étrangères, du Commonwealth et du Développement du Royaume-Uni) et par les initiatives du CGIAR sur la fragilité, le conflit et la migration et sur le bétail et le climat, s’est mis à étudier ces problèmes de manière plus approfondie.

Pour commencer et pour mieux comprendre ce que la recherche indique sur les conflits entre agriculteurs et éleveurs, l’Institut a réalisé une analyse exploratoire systématique de la documentation. Il a étudié ce que les documents publiés par les universités et les groupes de réflexion indiquent au sujet des causes profondes des conflits entre agriculteurs et éleveurs afin de mettre au jour des tendances et des lacunes potentielles dans la vision que nous avons de ces conflits. L’analyse a été réalisée en anglais, puis en français, pour pouvoir y inclure le maximum d’études possibles. Les résultats ont ensuite été combinés.

Tendances générales dans les études publiées

Une recherche réalisée dans Science Direct a montré une hausse marquée du nombre d’articles entre 2000 et 2021, avec environ 10 articles publiés en 2000 et plus de 70 par an entre 2019 et 2022. Cela confirme le consensus selon lequel l’intérêt pour les conflits entre agriculteurs et éleveurs s’est nettement accru ces 20 dernières années. Pas moins de 98 % des études analysées indiquent que les conflits entre agriculteurs et éleveurs augmentent en fréquence, en intensité ou les deux.

Toutefois, la plupart des études se limitent à une affirmation d’ordre général et rares sont celles qui en parlent dans les conclusions des travaux de recherche. Toutes les études identifiées portent soit sur la Corne de l’Afrique, soit (en majorité) sur l’Afrique de l’Ouest et notamment sur le Burkina Faso, le Nigeria et le Mali.

L’omission de la dimension du genre dans les conflits n’est pas nouvelle, mais, près de 20 ans plus tard, le rôle des femmes dans les conflits n’est toujours pas suffisamment étudié, particulièrement leur rôle dans la promotion du conflit ou de la paix. Parmi les articles inclus dans cette analyse, seuls 25 sur 88 parlent des femmes en lien avec les conflits décrits, ce qui montre que cette lacune perdure.

Sur les 88 publications, 38 parlent des jeunes : 81 % des articles/rapports les décrivent comme des acteurs du conflit, 50 % comme des victimes et seulement 18 % comme des artisans de la paix. Bien que les études n’insistent pas sur cet aspect, elles font explicitement référence aux jeunes hommes comme étant susceptibles d’être recrutés par les groupes armés, de former des groupes de surveillance pour la protection des communautés ou de partir à la recherche du bétail volé pour le rendre, ce qui suggère que l’accent a été mis sur eux et non sur les jeunes femmes.

Aucun article n’inclut de description précise des jeunes qui pourrait évoquer plus spécifiquement les femmes ou les filles, ce qui est, là encore, le signe d’une lacune qui perdure au niveau des travaux de recherche. Nous n’avons, en outre, trouvé aucune étude indépendante sur le rôle des jeunes dans les conflits, un domaine qui devra donc faire l’objet de plus amples recherches.

Bien que toutes les études évoquent des conflits liés aux terres et aux ressources naturelles, la plupart en parlent de façon générale, par exemple en évoquant un conflit ou une concurrence sur les terres ou l’eau, ou une combinaison des deux. Quelques rares études vont plus loin dans leur analyse. Le « changement climatique » ou l’« évolution du climat » est mentionné dans 62 des 88 articles (70 %).

Tous les articles identifient de multiples causes aux conflits entre agriculteurs et éleveurs, aucun d’entre eux ne mentionnant une cause unique. Les catégories de causes les plus fréquemment citées sont la mauvaise gestion pastorale, la gouvernance faible ou non inclusive, l’insécurité du régime foncier, les problèmes liés aux terres, la détérioration des relations et le biais ethnique. Elles sont suivies par la rareté des ressources naturelles et par la violence (voir la figure). Le changement climatique, même s’il reste un thème d’intérêt général, ne figure pas dans les causes principales.

Même s’il est difficile de tirer des conclusions définitives de ces résultats, ils montrent que les causes les plus régulièrement mentionnées ont trait à la gouvernance et aux facteurs politiques et sociaux du conflit plutôt qu’à des aspects plus techniques tels que la rareté des ressources naturelles ou le changement climatique. Ces constatations sont conformes à celles d’analyses antérieures. En outre, le nombre important d’articles qui citent la mauvaise gestion pastorale comme cause des conflits (63 au total) suggère une lecture simpliste des conflits, qui ont probablement des causes plus profondes ailleurs, ainsi que l’influence probable des récits relatés dans les médias.

Conclusions et recommandations

Malgré une hausse significative de l’attention portée aux conflits entre agriculteurs et éleveurs ces 20 dernières années, cette analyse n’a identifié que quelques études principales portant sur ce thème. Et, bien que les études indiquent une recrudescence des tensions (ou l’existence de tensions de plus en plus violentes) entre les deux groupes, la plupart en parlent comme d’une généralité et rares sont celles qui fournissent des preuves solides. Ces constatations confirment les dires des chercheurs qui réfutent les allégations de recrudescence des conflits et réclament davantage d’études et d’analyses critiques. L’analyse souligne la nature complexe et plurielle des conflits entre agriculteurs et éleveurs, qui ne peuvent pas être attribués à une cause ou à une autre. Les conclusions préliminaires d’une étude de cas locale réalisée dans l’État de Gadarif au Soudan sur les conflits entre agriculteurs et éleveurs (voir l’encadré à la fin de l'article) vont dans le même sens.

Les multiples causes mises au jour montrent qu’un cadre exhaustif serait particulièrement utile aux chercheurs, qui pourraient ainsi mieux situer leurs recherches et mieux comprendre les facteurs sous-jacents des conflits entre agriculteurs et éleveurs. Ce cadre serait composé des éléments suivants :
 

  1. Interconnexion des causes : les conflits entre agriculteurs et éleveurs sont rarement le fruit d’une cause unique, mais d’une combinaison de facteurs qui interagissent à différents niveaux. Ces causes englobent les problèmes de gouvernance, les changements environnementaux, les revendications historiques et les biais culturels. Un cadre solidement structuré aiderait les chercheurs à établir une cartographie de ces causes interconnectées et à visualiser la manière dont ils s’influencent mutuellement, ce qui leur permettrait d’identifier les causes profondes des conflits et les leviers potentiels à utiliser pour les prévenir et les résoudre.cultural contexts. A robust framework would allow researchers to incorporate these contextual variables and develop a nuanced understanding of conflicts that goes beyond generalised narratives.
     
  2. Vision contextuelle : les causes et leurs effets varient en fonction des contextes géographiques, sociaux, politiques et culturels. Un cadre robuste permettrait aux chercheurs d’incorporer ces variables contextuelles et donc de développer une vision nuancée des conflits, ne se limitant pas à des récits généralistes.
     
  3. Éviter la simplification excessive : la simplification excessive des causes, par exemple l’attribution des conflits à une cause unique telle que la rareté des ressources environnementales ou le changement climatique, risque de nuire à l’objectivité de l’analyse et à la mise en place de solutions efficaces. Un cadre bien structuré découragerait le recours à une telle simplification et encouragerait les chercheurs à s’intéresser davantage aux facteurs structurels sous-jacents des conflits.
     
  4. Révéler les parties prenantes et les causes dissimulées : il existe clairement des lacunes dans les travaux de recherche, par exemple la non-prise en compte du rôle des femmes et des jeunes dans les conflits et la tendance à omettre certaines causes profondes. Un cadre détaillé inciterait les chercheurs à explorer ces dimensions souvent négligées des conflits et encouragerait la réalisation d’analyses plus inclusives et plus holistiques.
     
  5. Intégration de multiples disciplines : les conflits entre agriculteurs et éleveurs sont soumis à des dynamiques sociales, économiques, politiques et environnementales complexes. Un cadre solide encouragerait la collaboration interdisciplinaire, permettant aux chercheurs de différents domaines d’apporter leur expertise et leurs points de vue et donc de générer une vision plus complète des conflits.
     
  6. Orienter la thématique des études : la « cacophonie » des causes peut être impressionnante pour les chercheurs qui souhaitent réaliser des études. Un cadre bien conçu les aiderait à cibler leurs efforts, en les incitant à enquêter sur certaines interactions et sur certains aspects spécifiques des multiples causes possibles.
     
  7.  Conception des politiques et des interventions : un cadre efficace viendrait en aide aux chercheurs, aux décideurs politiques, aux professionnels et aux organisations qui s’efforcent de trouver des solutions aux conflits entre agriculteurs et éleveurs. Il offrirait une approche structurée pour concevoir des interventions ciblant la dynamique et les causes sous-jacentes au lieu de se contenter de traiter les symptômes.
     
  8. Visualiser la complexité : la complexité des conflits entre agriculteurs et éleveurs requiert une représentation visuelle pour bien comprendre les relations complexes entre les causes et les effets. Un cadre pourrait offrir un modèle graphique facilitant la communication des conclusions des études aux parties prenantes et au public en général.

Il devient urgent d’utiliser un tel cadre pour approfondir les raisons et les causes des conflits entre agriculteurs et éleveurs, en évitant les termes incendiaires et sans coller d’étiquettes à certains groupes comme cela a été mentionné en introduction. Seule une telle démarche permettra de commencer à appréhender le problème de manière plus claire et plus équitable.

Causes et impacts des conflits entre agriculteurs et éleveurs à travers le prisme de l'économie politique et de la production alimentaire. Étude de cas réalisée dans l'État de Gadarif au Soudan.

Situé à l’est du Soudan, l’État de Gadarif abrite de nombreux groupes pastoraux qui élèvent des chameaux, des moutons et des bovins. On estime que l’État compte environ 7,6 millions de têtes de bétail. La majorité des habitants pratiquent le pastoralisme et la culture à petite échelle. Ces deux occupations sont des composantes importantes de l’économie soudanaise et fournissent des moyens de subsistance à une part significative de la population. Le bétail tient une place dominante dans l’économie du pays, puisqu’il contribue de manière substantielle (60 % environ) au produit intérieur brut agricole, qui compose environ 25 % du PIB national.

Dans l’État de Gadarif, les conflits entre agriculteurs et éleveurs se sont intensifiés depuis le milieu des années 1980 pour plusieurs raisons, telles que le changement climatique, les politiques sur l’utilisation des terres qui favorisent l’agriculture intensive et, plus récemment, un afflux d’éleveurs pastoraux fuyant les conflits en cours dans les régions voisines. Ces éleveurs pastoraux réfugiés proviennent principalement de l’État du Nil bleu. Les conflits sont essentiellement liés à la concurrence sur les ressources en déclin comme les terres et l’eau, particulièrement le long des corridors réservés au bétail et dans les zones de repos forestières.

Les conflits entre agriculteurs et éleveurs perturbent les systèmes de production alimentaire, que ce soit pour les agriculteurs ou pour les éleveurs. Les agriculteurs sont confrontés à des pertes de récolte en raison de l’intrusion d’animaux, ce qui engendre de l’insécurité alimentaire et des difficultés économiques. Les éleveurs, accablés par les amendes et par les restrictions de mouvement, sont confrontés à une réduction de la productivité de leurs troupeaux et doivent recourir à des sources de revenus alternatives telles que le travail salarié ou la culture.

Malgré le rôle significatif joué par le pastoralisme et la culture à petite échelle dans la sécurité alimentaire du pays et dans ses exportations, les décideurs politiques du Soudan occultent souvent ces contributions. Ils pensent, en effet, que le développement de l’agriculture intensive est la voie de l’avenir, car ils considèrent le pastoralisme et la culture à petite échelle comme des méthodes de production alimentaire dépassées. L’État a donc tendance à attribuer les terres aux grandes exploitations agricoles mécanisées.

Les agriculteurs comme les éleveurs préfèrent résoudre leurs conflits de manière informelle en faisant appel aux chefs traditionnels, une méthode plus efficace et culturellement mieux adaptée. L’ajawid est donc le principal mécanisme utilisé pour résoudre les conflits entre les deux groupes dans la région. Ce mécanisme traditionnel de résolution des litiges réunit des membres respectés de la communauté et des chefs traditionnels, généralement des anciens réputés pour leur connaissance des normes coutumières et communales, qui s’efforcent de réconcilier les parties en utilisant la compensation ou le pardon et sans impliquer les autorités officielles de l’État. Contrairement aux méthodes officielles, ce processus est rapide et peu onéreux.

Alors que les femmes et les jeunes doivent supporter la majorité des impacts des conflits entre les agriculteurs et les éleveurs, ils restent largement exclus des processus de résolution. Le nombre de conflits risque d’empirer avec l’intensification des pénuries de ressources et de la concurrence pour les terres. La guerre permanente qui règne au Soudan exacerbe encore plus la situation en limitant la mobilité des éleveurs pastoraux et en augmentant la concentration de bétail dans les zones de culture.

Hussein M. Sulieman, à venir.

 


Fiona Flintan est scientifique à l’Institut international de recherche sur l’élevage (ILRI) et directrice de l’initiative du CGIAR sur le bétail et le climat. Elle travaille depuis 20 ans sur les terres pastorales et les problèmes associés, principalement en Afrique de l’Est.
 
Hussein M. Sulieman est directeur du centre Télédétection et SIG à l’université de Gadarif au Soudan. Il travaille actuellement en tant que consultant sur le pastoralisme, l’accaparement des terres, le régime foncier, l’utilisation des terres et l’occupation des sols, ainsi que sur le changement climatique.

Bedasa Eba est éthiopien et chercheur associé à l’ILRI à Addis-Abeba en Éthiopie. Il possède 14 ans d’expérience sur l’écologie et la gestion des terres arides, les terres de parcours et le pastoralisme. 

Magda Nassef, consultante indépendante travaillant actuellement pour l’ILRI, a passé près de 20 ans à travailler sur la gestion du pastoralisme, des terres et des ressources naturelles sur les terres arides de la Corne de l’Afrique.
Contact:  f.flintan@cgiar.org

* With contributions from ILRI Consultants Georges Djohy, Kishmala Islam and Terry Earle.

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